Actualité
Revue de Presse
Augiéras
08/06/2022
note de lecture de Christelle Reix, présentation de la rencontre du 9 juin à Pau autour de l'ouvrage de Philippe Lacadée "François Augièras, l'Homme solitaire et la voie du réel"
Après avoir posé ses pas dans ceux d' Arthur Rimbaud et Robert Walser, Philippe Lacadée marche sur les traces de François Augiéras.
L'auteur est animé d'une telle volonté de s'incliner vers, origine étymologique de la clinique, que tels des vases communicants, nous ressentons cette anime des mots, des sons, cette exigence du poète qui cisèle la langue.
Philippe raconte François, et en filigrane se révèle une image en miroir, une correspondance, un lien de fraternité, peut-être une certaine idée du vagabondage, l'errance des non-dupes, une déambulation d'enfants pas sages, épris tous deux des inventions et trouvailles langagières.
Tel le Lapin Blanc d'Alice au pays des Merveilles, Philippe Lacadée nous entraîne dans une aventure épopée, il nous prend par la main, sous l'éclairage de la psychanalyse. Nous nous laissons guider dans une échappée belle, une quête, une voie qui se trace. Au rythme du vagabondage, Philippe tisse, brode, les déambulations de François Augiéras dans des chapitres courts, en haltes nécessaires.
Il éclaire le chemin, une silhouette prend corps au fil des pages, et nous nous prenons à nous attacher à cet homme singulier qui a trouvé sa solution pour se raccorder à un monde beaucoup trop obscur. François a crée sa luciole, en poète dissident, qui tente de rester debout, pour rester vivant.
Philippe dépeint, en petites touches impressionnistes, un homme qui n'a jamais cédé sur son désir, jusqu'à finir sa vie dans une grotte afin d'y voir, peut-être, le monde avec les yeux d'un enfant, fut-il pervers polymorphe, protégé du monde et de ses bruits.
Le regard que pose Philippe Lacadée sur François est, certes, celui d'un psychanalyste, c'est également celui d'un poète tant ses mots résonnent avec ceux de François.
Le poète précède le psychanalyste et ce livre en fait l'apologie : la langue s'anime, la langue flambe, météore incandescente ...
Et si nous posions le regard sur lui ?
Philippe a réussi le pari de susciter chez le lecteur le désir d'aller lire, dévorer, savourer les mots de François Augiéras, faire une pause, plonger dans ses tableaux, et nous laisser enseigner par cet homme et son parcours de vie singulier, fascinant, sidérant.
Il accompagne et met en lumière l'oeuvre-vie de cet homme et nous avons envie d'attraper un des rais, un petit bout de cette étoile ...
Peut-être ne sortons-nous pas indemne de la rencontre avec François, augmenté de quelque chose de l'ordre d'un supplément de vie et de désir.
" Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous
les poisons, pour n'en garder que les quintessences. " Lettre du voyant, d'Arthur Rimbaud
Christelle Reix 8 juin 2022
HEBDO BLOG 26 avril 2021 Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 235 ZWEIG avec FREUD : Correspondances Par Philippe Lacadée
26/04/2021
HEBDO BLOG 26 avril 2021 Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 235 : " ZWEIG avec FREUD : Correspondances" Par Philippe Lacadée
Stefan Zweig est viennois, il a vingt ans en 1901. Il écrit sur Freud du vivant de Freud, et en reçoit de lui l’aval.
Dans son approche de Freud et de sa découverte, Zweig tâche de transmettre ce qu’il a su percevoir : son caractère unique, révolutionnaire et irréductible. Freud a été sensible à cet hommage. On sait en outre l’estime et l’amitié que Freud portait à l’écrivain. Leurs échanges furent multiples et leur correspondance durable.
Zweig a saisi que Freud n’est ni un littérateur, ni un philosophe et qu’avec lui ce qui s’appelle l’inconscient n’est plus à la même place, l’inconscient n’est plus « la terra incognita dans les continents inexplorés de l’âme » [1]. Ce n’est plus « un réservoir obscur », « un résidu stagnant de l’âme » [2].
Zweig est très précis : « À tout instant, chaque fois que nous prononçons une parole, que nous accomplissons un acte quelconque, notre sentiment éthique ou civilisateur doit se défendre sans cesse contre le barbare instinct de jouissance. Ainsi toute notre vie psychique apparaît comme une lutte incessante et pathétique entre le vouloir conscient et inconscient, entre l’action responsable et nos instincts irresponsables. » [3] Avec Freud, le mot inconscient « entre dans la science », et surtout il n’est pas muet. Il s’exprime en chiffres et en d’autres signes ou symboles à déchiffrer. Zweig a dans l’idée qu’il y a un chiffrage de l’instinct qui se fixe dans des signes, comme une lettre à lire. C’est un inconscient qui parle avec son langage. Freud déchiffre « signe après signe, puis il élabore un vocabulaire et une grammaire de la langue de l’inconscient » [4]. La thèse de l’inconscient structuré comme un langage, que nous avons dû réapprendre quelques vingt ans plus tard grâce au retour à Freud de Lacan, Zweig, en 1931, l’avait déjà perçue.
Mais que disent « ces voix qui vibrent, tentations ou avertissements, derrière nos paroles et notre état de veille et auxquelles nous obéissons plus facilement qu’à notre bruyante volonté » [5] ?
Ces voix disent les jouissances refusées, rêvées ou dérobées qui n’ont pas d’âge, car Zweig a aussi compris que la sexualité avec Freud ne se limite pas au lit, qu’il soit conjugal ou adultère, aux actes sexuels, et qu’elle implique cette fameuse pulsion de mort où tant d’autres de ses contemporains n’ont vu qu’une élucubration due à la bile pessimiste d’un homme vieillissant.
Autrement dit, Zweig a été initié très tôt à cet envers de la raison. Un envers, qui, comme il l’a reconnu plus tard dans Le Monde d’hier [6], est la toile de fond de la sagesse tragique de Freud. C’est là le paradoxe essentiel de l’œuvre de l’écrivain : il a mis tout en œuvre pour révéler au monde de la littérature le démon, la bête, parfois immonde, qui gîte au cœur de l’âme humaine. Même s’il a du mal à nommer l’instance, voire l’insistance de la jouissance, de façon paradoxale, dans son œuvre, il en avait saisi l’essentiel. Il témoigne que les zones opaques et mystérieuses, la compulsion de répétition, ou la fascination pour l’échec ou la déchéance de l’être humain illustrent cette place de la jouissance hors sens. C’est ce que Freud a reconnu montrant ainsi comment l’artiste précède la psychanalyse [7] en écrivant ce que le psychanalyste n’arrive pas à formuler dans le sens dit commun.
Cette conscience a imprimé très tôt dans son esprit la certitude de la fragilité inhérente à l’œuvre de civilisation.
Sans doute Zweig croit-il encore que c’est la « nature » qui préside à la reproduction de l’espèce humaine, mais il a remarquablement aperçu que pour Freud, c’est l’entrée des causes pulsionnelles dans une rationalité qui se rattache à la science. Le désir pour Zweig est « une force aveugle qui veut se dépenser, la tension de l’arc qui ne sait pas encore ce qu’il vise, l’élan du torrent qui ne connaît pas l’endroit où il va se jeter. Il veut simplement se détendre, sans savoir comment il y arrivera » [8]. On retrouve ici la pulsion acéphale et le circuit de la pulsion établi par Lacan dans son Séminaire XI dans lequel il établit un « montage » [9], là où Zweig parle d’arc.
Freud lui-même ne s’y est pas trompé, lui qui, le 14 avril 1925, comparait la force de révélation de la fantaisie zweigienne avec une technique d’archéologie : « Vous savez rapprocher de si près l’expression de l’objet que les plus fins détails de celui-ci deviennent perceptibles, et que l’on croit saisir des relations et des qualités qui jusqu’à présent n’avaient absolument jamais été exprimées par le langage. Cela faisait longtemps que je me creusais la tête pour trouver un équivalent de votre façon de travailler ; finalement il m’en est venu un hier, évoqué par la visite d’un ami épigraphiste et archéologue. C’est un procédé comparable à celui de prendre le calque d’une inscription sur une feuille de papier. On applique, c’est bien connu, une feuille de papier humide sur la pierre, et l’on contraint cette matière malléable à épouser les moindres creux de la surface portant l’inscription. Je ne sais si cette comparaison vous satisfera. » [10]
Aussi, en novembre 1931, Freud écrit à Zweig, à l’occasion de ses cinquante ans : « C’est le besoin de vous dire donc à quel point j’admire l’art avec lequel votre langue épouse les pensées, tout comme des vêtements que l’on imagine transparents épousent le corps de certaines statues antiques. » [11] Tout en célébrant l’aptitude de Zweig à mouler les objets et à restituer leur exact contour, Freud dit, dans sa lettre du 4 septembre 1926 [12], avoir rencontré un artiste et une création de premier ordre, il fait l’éloge des trois nouvelles, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme [13], La Confusion des sentiments [14] et Destruction d’un cœur [15]. Il félicite Zweig de l’acuité de son art sachant si bien peindre ce qui fait l’humain.
[1] Zweig, S. & Freud S., La Guérison par l’esprit, Paris, La pochothèque, 1931, p. 945.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 947.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 948.
[6] Zweig S., Le Monde d’hier, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
[7] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192.
[8] Zweig S. & Freud S., La Guérison par l’esprit, op. cit., p. 972.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 154.
[10] Freud S., « Lettre du 14 avril 1925 », in Zweig S., Correspondance, Paris, Rivages, 1991 p. 38-39.
[11] Freud S., « Lettre du 28 novembre 1931 », in Zweig S., Correspondance, op. cit., p. 84.
[12] Cf. Freud S., « Lettre du 4 septembre 1926 », in Zweig S., Correspondance, op. cit., p. 53-59.
[13] Zweig S., Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Paris, Gallimard, 2013.
[14] Zweig S., La Confusion des sentiments, Paris, Le Livre de poche, 1992.
[15] Zweig S., Destruction d’un cœur, Paris, Le Livre de poche, 1994.
HEBDO BLOG 26 avril 2021 Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 235
26/04/2021
HEBDO BLOG 26 avril 2021 Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 235 "Ce que ce noeud enserre" par Josiane Paccaud
Article sur l'ouvrage "Duras avec Lacan, ne restons pas ravis par le ravissement"
Comme les activités dites féminines, que sont le tressage et le tissage, le nouage a partie liée avec l’écriture, indépendamment du sexe de qui s’y adonne[**]. Une telle pratique implique un faire qui peut donner lieu à une création, pour peu que l’objet – voix, regard s’y trouve enserré par le savoir insu de l’artiste. C’est ce que Lacan a repéré chez Marguerite Duras, au moment où il travaille sur l’objet regard dans le Séminaire XI. À travers les lectures proposées dans l’ouvrage collectif, récemment paru, Duras avec Lacan [1] , suivons le file de ce faire.
On trouve chez Duras une écriture du fantasme soutenue par la double dimension d’écran de la fiction – à la fois comme voile de protection et comme espace de projection. Son œuvre témoigne aussi d’une écriture du sinthome touchant au réel de la jouissance, et il serait dans son cas trompeur de séparer les deux. Si avec Lol V. Stein Lacan suit les démêlés d’un sujet avec l’objet regard, suspendu à un fantasme, il s’agit curieusement du fantasme « d’un au-delà soutenu par le thème de la robe » [2]. Une robe, un rien, qui une fois tombé dévoile non pas un corps, mais le vide abyssal d’un manque-à-être. Dans la scène du champ de seigle, Lol tente de refaire le nœud de « l’être à trois »[3] qui s’est défait lorsque son image lui a été ravie lors de la scène du bal. Elle le fait, à sa façon : elle vient se réduire à un être de pur regard, à ce que Lacan appelle « l’objet-noyau » [4]. Autrement dit, elle ne prend pas la place du sujet divisé par l’objet dans le fantasme, mais celle de l’objet : elle est la tache anamorphique de Holbein [5]. Le montage de la fiction fait passer sur le devant le trouble éclat de l’objet informe, qui à la fois troue et cadre la scène. En réduisant son personnage à un simple shifter sans atours imaginaires, Duras sait nous inclure dans ce qui se joue : elle crée une place vide donnée en partage au lecteur, un point aveugle qui fait tache et qui nous regarde.
La question de la fiction sublimatoire se pose alors, puisque l’artiste a « récupéré » l’objet par son art – de même que Lol a récupéré une place dans le nouage des éléments de la structure. Curieusement, il s’agit d’une sublimation qui n’exclut pas la jouissance, et celle-ci est désarrimée : on ne sait pas trop de quoi jouit Lol dans ce « fantasme […] d’un au-delà » [6] – le ravissement ne s’équivaut pas à la possession qui anime le désir du voyeur. Et tout se passe comme si le travail de récupération de l’artiste redoublait la tentative de réparation de Lol. Comment ne pas penser au raboutage du nœud [7] dont il sera plus tard question quand Lacan se mettra à lire Joyce ?
On voit ce détachement, ce dénudement se produire dans les livres de Duras, qui s’éloignent de plus en plus du bavardage pour venir chatouiller, par l’intérieur, le vide de l’objet voix.
Lacan souligne, chez Duras, une beauté qui nous captive. Mais de quel ravissement s’agit-il ? Non pas celui de la belle forme agalmatique, qui peuple les « livres charmants » pour lesquels la romancière n’a guère de goût. Pour elle, les vrais livres sont ceux qui isolent un point d’indicible ou d’indescriptible – zone de silence, ou tache informe. Retenons alors cette formule de Deborah Gutermann-Jacquet : « L’écriture de Duras nous plonge dans le hors sens, hors temps. Une autre forme de beauté est là visée, dans l’épure du style : une beauté hérétique, qui se fait belle à partir du déchet. » [8]
[*] « Ce n’est pas l’événement, mais un nœud qui se refait là. Et c’est ce que ce nœud enserre qui proprement ravit » (Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 192).
[**] L’ouvrage collectif, dirigé par S. Marret-Maleval, N. P. Boileau, C. Zebrowski & D. Corpelet, Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, est disponible à la vente en ligne sur le site de ECF-Echoppe.
[1] Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020.
[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras… », op. cit., p. 193.
[3] Ibid., p. 195.
[4] Lacan, Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 23 juin 1965, inédit.
[5] Holbein le Jeune H., Les Ambassadeurs, peinture, Londres, National Gallery, 1533.
[6] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras… », op. cit., p. 193.
[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 73.
[8] Gutermann-Jacquet D., « D’un hurlement, l’Autre silence », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 163.
« DURAS AVEC LACAN », UNE LECTURE, par Sylvie Berkane-Goumet, paru dans l'Hebdo Blog, n° 235 du 26 avril 2021
26/04/2021
« DURAS AVEC LACAN », UNE LECTURE, par Sylvie Berkane-Goumet, paru dans l'Hebdo Blog, n° 235 du 26 avril 2021
Le sous-titre de l’ouvrage Duras avec Lacan, « Ne restons pas ravis par le ravissement », donne le ton des textes qui le composent [*]. En effet, à condition d’y être sensible, la fascination, produite par le ravissement de Lol V. Stein [1], écrase la lecture.
La forte prégnance imaginaire du roman, mise en évidence par Lacan dans son texte hommage[2], induit un trouble chez « le lecteur qui, cherchant à suivre Lol, essaye de s’identifier à elle dans un rapport duel. [Lacan] note qu’à deux, à ainsi la suivre, on la perd » [3]. La voie sur laquelle nous voici engagés nous déprend de cette fascination potentielle. Et, pour ne pas nous y perdre, il nous faut de solides balises, des clefs qui ouvrent sur l’architecture des textes, au-delà du sens, au-delà des dialogues et de la fiction.
« [S]avoir sans moi ce que j’enseigne » [4], citation de Lacan placée en exergue de la première partie, fait incipit à la suite. L’« Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » de Lacan, revisité par Jacques-Alain Miller [5] et Éric Laurent [6], recèle quelques clefs.
Le commentaire qu’ils nous proposent ouvre à une lecture clinique. En effet, le fantasme d’un « être à trois » [7], qui se dégage du roman de Duras, est une balise précieuse : « cette femme se satisfait profondément de voir l’homme jouir d’une autre femme qui ne sait pas qu’elle est là. Il faut qu’elle reste dans cette position, sinon c’est le déclenchement de la folie » [8]. Or, privée du regard porté sur le corps dénudé de l’autre femme [9], Lol, qui ne sait plus la différence entre elle et l’autre femme, est ainsi privée de son être même et sombre dans la folie. Ce point clinique essentiel n’est pas sans éclairer l’hystérique en « défaut d’identification narcissique » [10] et son rapport à l’autre femme.
Au centre de la réflexion conceptuelle, la chute de l’objet regard permet d’« appréhender, […] aborder, au-delà du sens, entre les signifiants, la question de la jouissance » [11], celle du corps donc, non sans ouvrir la voie aux questions de l’amour et de la mort.
Par ailleurs, le lien entre ravissement, nouage et féminité, passé au filtre des concepts conduit inévitablement à la question de l’amour qui bouleverse les héroïnes de Duras et qui relève d’un drame exacerbé par le féminin. Si toutes les histoires d’amour « désignent un point d’impasse », comme nous le rappelle É. Laurent [12], chez les personnages féminins de Duras, le jeu de l’amour dévoile le trauma du non-rapport sexuel et cède à un penchant mortifère. Or, la capacité de l’auteur à affronter l’horreur du réel ne se dément ni dans ses romans, ni dans ses films, ni dans les interviews qu’elle a pu donner. C’est probablement cette caractéristique précise, isolée par Guy Briole [13], qui a pu générer, pour moi, un recul sur la lecture de ses romans. Il y manquait la présence d’un écran pour contrer la puissante aspiration imaginaire qu’elle met en œuvre. Mais le savoir mis aux commandes redessine l’abord du réel qui émerge.
L’ouvrage éclaire la singularité de l’écriture durassienne qui, explorant les méandres du désir et se dépouillant peu à peu, devient un « moyen […] d’assertion du féminin » [14].
À l’heure où s’ouvre une réflexion sur la question du genre au sein de l’École de la Cause freudienne, Duras avec Lacan offre de précieuses balises sur l’énigme de l’amour qui tente de se déprendre d’un rapport à la jouissance au-delà des limites phalliques – une jouissance qui quête « le rapport sexuel comme réalisé » [15], et rencontre un réel mortifère.
[*] L’ouvrage collectif, dirigé par S. Marret-Maleval, N. P. Boileau, C. Zebrowski & D. Corpelet, Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, est disponible à la vente en ligne sur le site de ECF-Echoppe.
[1] Cf. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1976.
[2] Cf. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191-197.
[3] Laurent É., « Un nœud logique », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, p. 16.
[4] Lacan J., « Hommage… », op. cit., p. 193.
[5] Cf. Miller J.-A., « “Les Us du laps”. Vingtième séance du Cours du mercredi 31 mai 2000 » & « “Les Us du laps”. Vingt-deuxième séance du Cours du mercredi 14 juin 2000 » in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 45-60 & p. 61-80.
[6] Cf. Laurent É., « Un nœud logique », op. cit., p. 15-35.
[7] Lacan J., « Hommage… », op. cit., p. 195.
[8] Miller J.-A., « Commentaire de l’intervention d’Éric Laurent », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 39.
[9] Cf. ibid., p. 41.
[10] Miller J.-A., « “Les Us du laps”. Vingt-deuxième séance… », op. cit., p. 68.
[11] Marret-Maleval S., « L’Être, à trois : Lecture de “l’Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein” », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 107.
[12] Laurent É., « Un nœud logique », op. cit., p. 33.
[13] Cf. Briole G., « Tourments. La guerre, l’amour, la mort », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 307.
[14] Boileau N. P., « Blabla, féminisme et féminité : Les Parleuses, un autre usage de la langue », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 353.
[15] Miller J.-A., « “Les Us du laps”. Vingt-deuxième séance du Cours du mercredi 14 juin 2000 », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan, op. cit., p. 78.
HEBDO BLOG 7 Février 2021 Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 228 Par Gilles Mouillac
07/02/2021
Article de Gilles Mouillac : « CONTRER L’UNIVERSEL »: « L’ÉTOURDIT », L’ÉQUIVOQUE LOGIQUE ET LA POLITIQUE
Livre : Contrer l'universel, "L'étourdit" de lacan à la lettre, éd. Michèle, 2020.
Contrer l’universel [*][1] explore, ligne à ligne, les détours de « L’étourdit ». Lacan y déploie l’équivoque logique, et les conséquences que l’on peut en tirer sur la position du psychanalyste dans le lien social et la politique. De nombreux exemples d’équivoques logiques sont présents chez Lacan, mais pour m’en tenir à « L’étourdit », je relève cette phrase : « Ça ne sera pas un progrès, puisqu’il n’y en a pas qui ne fasse regret, regret d’une perte » [2].
Cette logique n’est pas progressiste, pas réactionnaire non plus, mais souligne avec une ironie topologique combien toute entreprise se fonde de l’exclusion d’un point de réel qui la travaille à la base, et qui fera les écueils et obstacles qu’elle rencontrera : ce qui surgit à la fin d’un discours est écrit dès le départ, sur le ticket d’entrée. Le point où ça se boucle est aussi le point où se rejoint quelque chose de l’impensé du départ, même si les deux points n’en sont topologiquement qu’un, d’où l’inaccessible du deux. Tout projet se fonde d’un certain rejet, du fait même que le sujet ne peut se fondre complètement dans la chaîne signifiante, d’où son rapport à l’impossible. Un « discours, quel qu’il soit, se fonde d’exclure ce que le langage y apporte d’impossible, à savoir le rapport sexuel » [3], indique Lacan dans « L’étourdit ». Nous pouvons, dans la même veine saisir ces autres affirmations qui illustrent l’équivoque logique, par exemple la fameuse phrase de Proudhon : la propriété, c’est le vol ; ou bien celle de Saint-Paul : c’est la loi qui fait le péché ; ou encore celle de Machiavel [4] : si vous voulez être assiégé, construisez une forteresse.
Cette logique serait un moteur très puissant dans la théorie lacanienne pour lire la clinique, mais n’est-ce pas aussi un formidable outil pour lire le temps contemporain, en soulignant dans chaque entreprise la part impossible qu’elle installe, tout rejet de l’impossible logique inclus dans le projet lui-même ? Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de projets, mais pas sans être averti de ces paradoxes. Cela rejoint ce que disait, avec ironie, Lacan à Vincennes à l’étudiant qui voulait faire sortir tout le monde de l’université : « C’est que tout est là, mon vieux. Pour arriver à ce qu’ils en sortent, vous y entrez » [5]. Cela peut s’appliquer aussi aux institutions, analytiques mais pas seulement, mis en forme dans ce qu’on a appelé « principe de Shirky » (d’après le journaliste américain Clay Shirky) selon lequel « les institutions ont tendance à perpétuer le problème dont elles sont la solution ».
La place de l’analyste dans la cité, au sens politique, s’en déduit : n’est-elle pas aussi celle d’interpréter la part de rejet inhérente à tout projet ? Soit toucher à la langue d’une époque en révélant l’équivoque logique produite par ses signifiants-maîtres ?
Il y a, à ce propos, une longue tradition de réflexion sur l’usage de l’équivoque en politique, en particulier la « doctrine de l’équivoque » chez les jésuites [6]. Elle promeut la pratique d’un judo salutaire contre l’univocité et le purisme visés par certaines politiques, ce que relevait aussi le poète Torquato Accetto, dans son traité De la dissimulation honnête : « l’homme, qui est un petit monde, dispose parfois hors de lui-même un certain espace qu’il faut appeler équivoque, non certes entendu comme simplement faux, afin d’y recevoir, pour ainsi dire, les flèches de la fortune et se préparer à la rencontre de qui vaut et veut plus dans le cours présent des intérêts humains » [7].
L’équivoque – dont Lacan nous livre une théorie et une orientation topologique pour l’interprétation dans « L’étourdit », dépliée dans l’ouvrage Contrer l’universel – est le lieu de la respiration humaine, à préserver par un maniement politique subtil de la logique qui peut servir de boussole pour se positionner, en ménageant la place de l’impossible-à-dire.
Cela peut porter à conséquences dans les politiques contemporaines, par exemple concernant la question brûlante de l’inclusion, signifiant-maître si présent à notre époque : pas d’inclusion qui ne se fonde de l’exclusion. En effet, inclure, scolairement par exemple, c’est inclure mais en tant que préalablement exclu, ce qui signe l’exclusion et la désigne, et donc ne va pas sans des effets paradoxaux très tangibles dans les cours de récréation – ceux qu’on voulait inclure se retrouvant stigmatisés, en butte à une nouvelle exclusion interne. Cela donne du fil à retordre aux politiques de discrimination, positive aussi bien, car discriminer, même positivement, c’est quand même discriminer, et donc perpétuer ce contre quoi on se dresse. De ce point de vue, anti- et pro-, même combat ! C’est au fond la logique de l’universel, que Lacan situe côté homme de la sexuation, logique de clôture des ensembles fermés et de leur exclusion corrélative.
Le maître vise à clore – le sujet comme les corps – ce qui ouvre sur l’Empire, l’Un-pire disait Lacan dans « L’étourdit ». Inclusion et exclusion ont une même racine commune, le claudere latin, qui donne clore : inclusion comme exclusion restent tous deux captifs d’une épistémologie de la clôture, de l’ensemble fermé. Ce qui s’en sépare par le biais de l’équivoque, pas contre mais à côté, ouvre plutôt sur ce qui est du registre de l’é-clore : à savoir l’ouverture corrélative de la rupture de la clôture, orientée sur le pas-tout. Une autre voie se déchiffre pour notre temps, pas à pas, dans Contrer l’universel et « L’étourdit ».
[*] Le livre de P. La Sagna & R. Adam, Contrer l’universel. « L’étourdit » de Lacan à la lettre, Paris, Michèle, 2020, est disponible à la vente en ligne sur le site de ECF-Echoppe. Et conversation croisée autour du thème « Contre l’universel, une clinique du réel », avec F. Biagi-Chai, P. La Sagna & R. Adam, le 11 février 2021, en visioconférence, inscriptions en ligne.
[1] La Sagna P. & Adam R., Contrer l’universel. « L’étourdit » de Lacan à la lettre, Paris, Michèle, 2020.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 494.
[3] Ibid., p. 487.
[4] Machiavel N., « Discours sur la première décade de Tite-live », Le Prince et autres œuvres, Paris, Robert Laffont, 2018.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 236.
[6] Cavaillé J.-P., « Histoires d’équivoques », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques n°33, avril 2004.
[7] Accetto T., Della Dissimulazione onesta, Naples, 1641, chap. III.
Commentaire du Professeur François Ansermet
08/01/2021
Commentaire du Professeur François Ansermet, Université de Genève pour la newsletter des éditions Michèle, janv. 2021.
Livre : "Introduction à l'objet (a) de Lacan", de JP Lucchelli, éd. Michèle, 2020.
Le dernier livre de Juan Pablo Lucchelli, Introduction à l’objet a de Lacan, aborde un thème peu traité comme tel en psychanalyse, même si conceptuellement il est présent partout : l’objet a de Lacan. Invention lacanienne très originale, ce concept est devenue une sorte d’« objet a » de la théorie, tant il est universel et insaisissable à la fois.
Juan Pablo Lucchelli réalise un déploiement progressif du concept lacanien d’objet a. Ce concept est en effet central dans la théorie lacanienne. Il est aussi nécessaire à la relecture de Freud.
L’objet a est plus une fonction qu’un objet. Il n’est pas qu’une métaphore. Cet « objet des objets » est promu comme une fonction négative, corrélat de l’incidence négative du registre symbolique et de la conséquente relation indirecte aux objets du désir. Mais il est aussi une positivité à laquelle aucun être parlant ne peut échapper.
Dans son livre, Juan Pablo Lucchelli reconstruit le parcours de ce qu’il nomme le « vivant », terme employé souvent à la place du mot « sujet », en le situant d’abord dans sa dépendance au registre symbolique. En effet, contrairement à l’habituelle démarche des textes psychanalytiques, Juan Pablo Lucchelli situe le registre symbolique conçu par Lacan comme étant premier dans la généalogie du sujet, en inversant ainsi le trajet généalogique du « stade du miroir » qui nous laisse supposer que l’être parlant naît d’abord à l’imaginaire, dans sa dépendance à l’image de l’autre, afin de parer à un morcellement psychique. Dans son livre, il propose le renversement suivant : c’est l’Autre, la familiarité qui est première, et le morcellement qui la suit de près, en la rendant à la fois, selon l’idée de Freud, étrangère et familière. On naît donc au symbolique, comme le prouve le « stade du miroir », que Lucchelli ne redoute pas à comparer aux schémas cognitivistes issus de la « théorie de l’esprit », afin de bien démontrer que l’analyse lacanienne les anticipe d’au moins cinq décennies.
Le vivant naît au symbolique et, dans cette dépendance à l’autre, se créé un corps – corps libidinal sciemment effacé de la lecture cognitiviste. Il y a donc une fonction « objet a » dans cette existence et appréhension du corps propre chez le sujet, qui n’a d’autre choix que de le saisir à travers l’autre.
Mais ce n’est pas tout. Juan Pablo Lucchelli nous invite ensuite à déduire, dans une lecture opiniâtre des textes lacaniens, notamment du Séminaire X sur l’angoisse, l’objet a du registre imaginaire. En effet, puisque notre auteur estime que le texte freudien princeps sur l’angoisse est celui sur l’Inquiétante étrangeté, c’est à travers la dialectique de l’image du corps propre, et de ce qui lui fait défaut, que l’on peut déduire l’objet a comme l’apparition en puissance de ce qui ne doit pas être visible dans le monde symbolique – l’on constate ici donc la parenté entre l’objet a et l’angoisse. Sous la plume de Juan Pablo Lucchelli, nous découvrons des explications robustes et accessibles des thèmes lacaniens. Son travail est dense mais, à la fin, on est récompensé par une lecture éclairée de Freud et de Lacan qui nous permet de sortir de l’opacité théorique coutumière en matière d’objet a.
Juan Pablo Lucchelli explore ainsi à partir de l’objet a plusieurs topiques psychanalytiques, qui vont de la notion de fantasme à celle du désir de l’analyste, aussi bien que de celle du regard comme objet a, ou encore l’étude des notions de plus-value et de la marchandise.
Ce livre porte sur un sujet difficile, et l’on ne saurait assez le conseiller tant pour ceux qui initient leurs études psychanalytiques que pour ceux qui connaissent déjà bien l’œuvre de Lacan. Il apporte un éclairage sur des notions fondamentales dans la théorie mais aussi centrales dans la pratique analytique.
Il s'agit d'un livre qui certainement fera date et deviendra une référence dans l'éclaircissement d'un des concepts clé du lacanisme.
François Ansermet
OEDIPE LE SALON- Critique d'Annick Bianchini Depeint
23/10/2020
INTRODUCTION A L'OBJET a DE LACAN
Juan Pablo Lucchelli
Préface de François Leguil
« Qu'est-ce que l'objet a ? », s'interroge Juan Pablo Lucchelli.
L'objet a, qui ne correspond qu'à un usage métaphorique, est l'objet cause du désir. Jouissance à jamais perdue, manque impossible à dire. Dans cet objet, inventé par Jacques Lacan, s'incarne le mode de jouir du sujet, à son insu, à travers le fantasme. Il entretient un rapport étroit avec l'inconscient, le signifiant, le transfert, le phallus. L'objet a est la formalisation, inspirée par les mathématiques, de cet objet du désir que le psychanalyste ne trouve nulle part. C'est un petit bout du sujet qui chute. Mais on n'a jamais possédé cet objet.
Peu de livres traitent de façon aussi rigoureuse, progressive, explicite, cette invention lacanienne. Dans la préface, François Leguil observe que « cette Introduction est en vérité une grande dissertation ; détaillée, précise, elle réclame une application de lecture que mérite amplement l'efficacité de la mission qu'elle veut remplir et qu'elle remplit : celui d'une transmission consacrée à la théorie de l'objet a de Jacques Lacan».
Ce concept apparaît en esquisse dans les premiers séminaires de Lacan, avec l'hypothèse de la prééminence du symbolique, jusque dans son dernier enseignement, dans le Séminaire XX Encore. C'est donc à partir des recherches sur le début de l'œuvre de Lacan que l'auteur a mené son étude, en observant l'émergence de « l'objet des objets ». Il s'est également intéressé aux observations menées par d'autres spécialistes de l'enfance et de la psychologie expérimentale, comme Merleau-Ponty, Winnicott, Wallon… Le chapitre III de l'ouvrage est dédié à L'esthétique transcendantale de Kant et la nôtre. Le chapitre IV s'interroge sur Le fantasme en psychanalyse, le chapitre V, Le désir de l'analyste. Cet essai met également en relief le pas décisif qu'opère Jacques Lacan avec « Le stade du miroir ».
Juan Pablo Lucchelli est psychiatre et psychanalyste à Paris. Il est membre de l'Ecole de la Cause freudienne et de l'Association mondiale de Psychanalyse. Docteur en psychanalyse, docteur en philosophie, il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles de référence. Il a publié, notamment, Sexualités en travaux, avec Jean-Claude Milner et Slavoj Zizek (2018), ainsi que Lacan de Wallon à Kojève (2018), Métaphores de l'amour (2012), Le Malentendu des sexes (2011), Le Transfert de Freud à Lacan (2009), La Perversion (2005).
L'auteur propose deux types de définition de l'objet a. Il commence par apporter un versant négatif de l'objet, qui serait en quelque sorte un « manque d'objet ». Manque produit par la structure même du langage, déduit de l'hypothèse lacanienne du symbolique. Et il y aurait « un versant positif de l'objet », qui ne serait pas symbolisable, et prendrait racine au niveau du registre imaginaire, apparaissant ainsi sous la forme du regard. L'objet regard serait-il le paradigme de l'objet a ? « Le regard est donc ce qui est avant et après la vie du sujet, à l'instar des images trouvées dans les grottes, seules traces des êtres assujettis au symbolique, et qui continuent encore aujourd'hui à les regarder », indique l'auteur. La soumission de l'être parlant au signifiant implique la causalité des objets a, voix et regard.
Dans le séminaire sur l'angoisse, Lacan introduit « cinq formes de l'objet petit a ». L'une des formes de l'objet a, à savoir le regard, est développée dans le chapitre VI, intitulé Le regard qu'on ne voit pas. Juan Pablo Lucchelli met l'accent sur la primauté de l'objet regard sur la vision : « De même que le signifiant préexiste à la venue du sujet au monde, de même le regard est déjà là, anticipant toute possibilité de vision. Il faut donc situer les choses ainsi : le regard préexiste au fait de voir, c'est pourquoi il ne peut exister de réciprocité qu'imaginaire entre voir et être vu, entre regarder et se faire regarder ». Le regard est le support d'une médiation de l'autre. C'est aussi « le moment de chute, de retournement vers ce qui chez cet autre nous pousse à voir ».
Articulant théorie et clinique, Juan Pablo Lucchelli illustre sa démonstration par des exemples de la vie quotidienne et des cures analytiques, de sa propre pratique et de celle des autres.
Annik Bianchini Depeint
L'information psychiatrique, vol. 96, n°8-9 , octobre-novembre 2020, p.680-685.
01/10/2020
Analyse de l'ouvrage par le Dr. Edouardo Mahieu, L'information psychiatrique, vol. 96, n°8-9 , octobre-novembre 2020, p.680-685.
Moyennant une substitution parodique pour modifier le titre de l'ouvrage présenté ici, « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'objet a (sans jamais oser le demander) », nous évoquons une certaine familiarité entre Juan Pablo Lucchelli, son dernier livre « Introduction à l'objet a de Lacan », et le cinéaste nord-américain Woody Allen. Bien entendu, cette parenté ne porte pas sur le « cas » Woody Allen – comme certains esprits mal tournés pourraient l'imaginer – , mais plutôt sur le fait que l’un et l’autre soient des auteurs dotés d'une remarquable inquiétude créatrice, se renouvelant sans cesse et nous réservant toujours des surprises.
Ainsi, vous pourrez lire dans l'ouvrage que le célèbre « bicho vermelho » (la bête rouge) de Lévi-Strauss n'existe pas qu'en Amazonie. Ou encore, que toute pulsion est pulsion de mort et que l'objet a en question n'est jamais un objet mais une métaphore d'objet. Ou, enfin, que dans le monde de la marchandise c'est plutôt nous qui sommes les objets, etc.
Lien de parenté aussi donc, l'abondance de la matière traitée dans l'ouvrage, mais abondance qui n'est pas simple générosité, tant l'ouvrage capte de manière exigeante notre attention pour le suivre dans les nombreux défilés proposés. À tel point que le titre parodique devrait être plutôt « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'objet a sans jamais oser le demander (aux sciences cognitives, à Henri Wallon, aux peuples originaires, à Winnicott, à nos amoureux et leurs caries, à Kant ou Marx, etc.) ». Et puis, si comme l'auteur le tente à l'encontre du foisonnement du livre (« le sujet n'est pas autonome »), il faudrait condenser le sujet du livre en une seule phrase, nous pourrions lui proposer plutôt la blague de Woody Allen : « I'm at two with Nature », qui nous propose l'idée que pour les humains quelque chose ne tourne pas rond ici-bas : l'objet a de Lacan.
Un objet qui n'est pas un objet
Aventurons-nous alors pour tenter de présenter l'ouvrage en seulement quelques pages, certainement pas sans restes. Selon une manière de procéder qui devient habituelle chez lui, Lucchelli présente d'abord le sujet de son ouvrage par la négation, c’est-à-dire par ce qu'il n'est pas (l'objet a n'est pas un objet) ; puis, dans une deuxième partie, à son tour, il s'aventure à le cerner par ce qui lui serait propre, même s'il reconnaît d'emblée la difficulté de la tâche. Dès l'Introduction, il propose le fond du problème : « la fonction de « l'objet a » surgit de ce rapport de présence et absence du vivant et de l'autre, à telle enseigne que si la fonction objet a est, pour Lacan, « l'objet des objets », elle semblerait avoir comme exemple princeps le regard. Le regard est donc ce qui est avant et après la vie de l'être vivant, à l'instar des images trouvées dans les grottes, seules traces des êtres assujettis au symbolique, et qui continuent encore aujourd'hui à les regarder ».
Commençons par la négative : Lucchelli propose que l'hypothèse de la prééminence du symbolique chez Lacan dénaturalise le rapport à l'objet comme tel, affirmant qu'il existe un monde arbitraire, fait de règles qui ne nous permettent d'accéder aux objets qu'à travers des codes et du langage. Il y a d'emblée une « opacité référentielle » (selon le terme emprunté au logicien américain W. V. O. Quine, désignant un rapport particulier entre les mots et les choses qui est tout sauf transparent, ). Autrement dit, pas d'objet au sens traditionnel ou empirique du terme. Ce qu'il y a, c'est plutôt un manque. C'est ce que Lacan élabore pendant les premières décennies de son enseignement, nous dit Lucchelli. Mais aussi, Lacan signale déjà qu'il y a un au-delà du refoulement, une autre chose qui n'est pas articulable par le signifiant, un noyau primitif, « un silence des pulsions » qui résiste au non-silence du signifiant. Puis, progressivement se dessine en contrepoint de la notion courante qui appelle objet tout ce qui est de l'ordre du partageable, un « objet non partageable » qui est au cœur de l'intrigue. Alors, se demande Lucchelli, « comment fait-on pour être avec les autres et partager avec eux ce que nous voulons, ressentons, connaissons ? ».
Il se tourne alors vers les points de rencontre entre les successives élaborations du stade du miroir et les sciences cognitives, ainsi que vers des études expérimentales faites avec des nourrissons. Et c'est donc la vision qui apparaît comme un temps décisif, comme dans les temps préhistoriques :
« D'emblée donc la vision et son corrélat, mis en relief par des études expérimentales, à savoir les yeux d'autrui, sont au premier plan du très précoce, ultra-précoce, développement de l'humain ». Le nourrisson s'appuie donc sur les yeux de l'autre pour accéder au symbolique et aux objets (l'attention conjointe). Mais avec un bémol significatif du fait qu'il est d'abord lui-même objet de ce regard, un regard qui est porteur d'une intention et de désirs. Le point clé serait la détection d'une intention à travers le regard, qui par la suite l'introduit « au monde ». Qui plus est, un regard porteur de l'imprévisible de la vie.
O bicho vermelho
Suivant Lacan pas à pas, Lucchelli déploie la complexification croissante des schémas du stade du miroir, qui se dote alors, en complément aux premières élaborations, d'un autre miroir, convexe cette fois-ci, et d'un œil qui regarde, le regard de l'Autre (le schéma dit du « bouquet renversé »). Car, en raison du fait que l’œil lui-même peut voir, mais ne peut se voir lui-même, on n’est jamais objectivé par soi-même, mais à partir de l’autre : « L’autre, pour l’enfant, devient miroir de soi ou miroir social », dit Philippe Rochat, cité par Lucchelli (notons que chaque avancée de l’auteur est dûment référencée). « Je est un autre », comme dit le poète. Mais cela ne suffit pas, car quelque chose échappe encore. D'abord, il faudra reprendre ce que Henri Wallon avait remarqué déjà, à savoir que l'enfant se retourne vers l'adulte qui le regarde se regarder, et qu'il échange des regards (un drôle d'objet) pour unifier ce monde d'images et y trouver une place. Et, d'un autre côté, dépasser le fait qu'une image du corps sans cette instance tierce ne serait qu'une pure surface (« moi-image » ou ordinateur sans corps). Au risque de se retrouver tous autistes (Lucchelli se réfère à l'observation d'un autiste qui caresse une table comme un objet qui ne serait que matière lisse sans aucune fonctionnalité sociale), ou bien « transhumains » comme pourrait le faire penser le schéma du cognitiviste Baron-Cohen. Il faut donc regarder au-delà.
C'est « L'œil comme tel, animal incontrôlable », dit Lucchelli,
« balle qui bouge de manière imprévisible », qui introduit une dimension qui dépasse toute question « d'information sociale ». Car elle a de la vie la bête, comme l'interrogeait inquiet l'historien de l'art Aby Warburg : « Tu vis et tu ne me fais aucun mal ? ». Cette vie permet à l'auteur d'introduire dans l'ouvrage la notion de réel comme distincte de la réalité : celle-ci serait tout ce qui est continu, cohérent et compatible avec le moi, alors que la première se trouve à la polarité opposée, discontinue, incohérente et en dysharmonie avec le moi. De quoi donc nous angoisser... Et pour cause, dans un double front, du côté du monde ou du côté du corps, quelque chose échappe donc au système symbolique, individuel ou social. « O que é este bicho vermelho ? » demandent les amazoniens à Lévi-Strauss avant d'accepter les flanelles rouges qu'il leur propose comme don. L'anthropologue français découvre alors ce « signifiant flottant » qui permet de désigner « tout être qui n'a pas encore un nom commun, qui n'est pas familier », selon la définition freudienne d'Unheimlich. Une manière d'introduire « l'angoisse en lien avec le manque de signifiant et en rapport avec ce que de l'irréalisation de l'objet (sa significantisation) se projette sur l'image de l'objet », écrit Lucchelli.
Car les mêmes failles du symbolique affectent y compris ce que l'on appelle le « corps propre », que le vivant ne peut s’approprier autrement que par cette voie du symbolique. Un corps qui est image, et qui plus est mon image, en quelque sorte mon moi. Mais du fait signalé plus haut, quelque chose nous échappe aussi dans la perception visuelle de nous-mêmes (un angle mort dans le rétroviseur), comme le détaille Lucchelli. L'organisme ne se suffit pas à lui-même comme enveloppe biologique : « Jusqu'à quel point l'image que l'enfant voit reflétée sur une surface implique-t-elle qu'elle correspond à quelque corps propre que ce soit de l'enfant ? », se demande-t-il. Comme pour le symbolique social de Lévi-Strauss et son bicho vermelho, il y a un excès : « Pour le plus intime du corps, Lacan parlera de « réserve libidinale » ; pour le plus extérieur il songera à la supposition d'une fonction, la fonction « objet a » ». Et il affirme que pour Lacan, dès le stade du miroir, le début de l'histoire serait l'existence d'un corps habité par une détresse, une souffrance qui se confond avec le vivant et le biologique, dont l'enveloppe corporelle n'est pas suffisante pour la supporter: c'est le stress... (Lucchelli fait remarquer contre Lacan lui-même que si le corps propre est la première chose à être subjectivée, c'est par ce que les cognitivistes nomment « un prérequis du langage », quelque chose de « familier » qui est déjà là avant le morcellement). Reprenons : se mettrait en place un fonctionnement qui voudrait qu'à la maladie, c'est-à-dire la pulsion de mort (ou la pulsion tout court car toute pulsion est une pulsion de mort), le remède à apporter serait l'enveloppe moïque, qui tenterait tant bien que mal de réguler cette pulsion en la rendant compatible avec le symbolique. Nous le savons, le résultat n'est pas garanti...
La vie vivante
Lucchelli propose de nous laisser guider par l'autre dans cet imbroglio, car on est ainsi moins seuls. Il retourne aux cognitivistes et à leurs études avec les bébés ainsi qu'aux prérequis du langage. Car, note-t-il, avant de parler, on communique avec les autres par le regard, et plus précisément le regard de l'autre. Un regard qui, à la différence des autres objets, a une vie propre. « Cette vitalité du regard d'autrui est ce qui nous conduit au monde, en suivant, quand cela est possible, la direction du regard […] car, dans l'imprévisible du regard de l'autre, on cherche à détecter un sens, une direction, un but, une intention ». Ce « se laisser guider par le regard contingent de l'autre », s'avère une aliénation salutaire, car elle tolère aussi une séparation pour aller au-delà de ce que l'autre nous signifie, avec le passage d'une « intersubjectivité primaire » à une
« intersubjectivité secondaire ». Les prérequis du langage joueraient selon Lucchelli cette fonction tierce qui est à la fois intérieure et extérieure, qui n'est pas sans rappeler les concepts d'objet transitionnel et de phénomène transitionnel du psychanalyste anglais Winnicott, qu'il se donne le mal d'articuler. Quelque chose qui est et n'est pas le sujet, un peu comme ce
« miroir intraorganique » dont parle Lacan à propos du
« proprioceptif » de Wallon.
« On doit ainsi nommer pulsion ce qui habite notre corps à nos dépens » dit Lucchelli, avant de passer la parole au philosophe italien Giorgio Agamben : « C'est Genius que nous pressentons obscurément dans l'intimité de notre vie physiologique, là où le plus proche est le plus étranger et le plus impersonnel, là où le plus intime est le plus éloigné et le moins maîtrisable ».
La « réserve libidinale », pondère Lucchelli, constitue en nous cette vie tellement vivante que nous ne voulons rien savoir d'elle. À tel point de devoir être captée par l'image de l'autre, car cette image porte en elle une trace négative, « -Phi », que nous ne voyons point, sauf grande angoisse. C'est l'utilité manifeste d'une dose appropriée de méconnaissance, car « si d'aventure on voyait autre chose que ce qu'il faut voir, on peut dire que l’on serait confronté à la présence d'une présence », qui plus est, inattendue. C'est l'angoisse du nouveau, une angoisse qui n'est pas sans objet.
Poursuivant dans son livre l'évolution de Lacan lors de l'élaboration de la notion d'objet a, Lucchelli trouve sur ses pas quelques morceaux à tailler. C'est le cas de l'esthétique transcendantale de Kant à laquelle Lacan se réfère lorsqu'il s'agit d'aborder les conditions a priori de la perception d'un objet dans l'espace. Et Lucchelli s'attaque au morceau jusqu'à faire apparaître l'ambition de Lacan de fonder une esthétique transcendantale propre à la psychanalyse, par nécessité de laisser voir les bords de l'objet a. Plus précisément, il s’agit de
« reconstituer […] l'esthétique transcendantale qui convient à notre expérience », selon la citation que Lucchelli rapporte du séminaire sur L'Angoisse. Notre auteur avance que l'objet a, à ce moment de l'enseignement, est un lieu, non repéré avant Lacan, et qui a à voir avec le corps, en particulier avec ce qui se soustrait au corps, ce qui s'en sépare. Et il taille si bien, qu'il l'identifie comme « un pathos de coupure » : ce lieu est « -Phi », et que « à chaque bord, à chaque coupure, un pathos particulier apparaît sous la forme d'un objet (regard, fèces, voix) ».
Les choses donc prennent forme...
Le fantasme, l'amour, vont permettre à Lucchelli d'aller sur le terrain plus clinique d'une symptomatologie de la vie quotidienne. Jalousie, état amoureux ou étrangeté vont jalonner les manières selon lesquelles l'on peut s'identifier à l'objet (ce que l'on sait depuis Freud et la Psychologie des masses). L'objet d'amour peut devenir aussi un objet d'identification. Mais, de ce fait, cela peut montrer plus de ce que l'on ne veut voir : ainsi, le pauvre sujet peut tourner en rond en se demandant « où était-elle hier dans l'après-midi » ou « pourquoi n'est-il pas à l'heure à notre rendez-vous ? ». C'est « l'éveil » de quelque chose qui nous sort de cette familiarité qui constitue l’aspect typique de l'état de veille. Dans cette veine, Lucchelli revient sur ce devant quoi le névrosé recule : « ce qui peut l'angoisser c'est que le monde ne soit pas ce qu'il croit qu'il est, soit le familier habituel : ainsi, il n'aime pas l'amour, le "fall in love", qui l'enlève de sa quotidienneté, qui le fera être concerné par ce manque, ce petit détail anodin qu'est l'amour ». Notre auteur le précise dans des termes lacaniens : tant que « -Phi » ne laisse pas apparaître (a), le sujet ne risque rien. Dans l'ombre et le brouillard de l'opacité référentielle nous retrouvons les malentendus qui font l'abondance de la filmographie de Woody Allen, car il est un fait que beaucoup se laissent tenter par leur réserve libidinale, et s'y aventurent quand même. Non sans quelque effet comique du fait que l'on peut passer sa vie durant à chercher chez l'autre ce qui nous manque, sans que l'on puisse s'y prendre autrement. C'est ce qui emporte les scènes suivantes du livre de Lucchelli, dans un familier va-et-vient où sont exposées les notions de permutation, de mutation de jouissance, d’acting-out, de passage à l'acte, qui sont ensuite déclinées et précisées dans des chapitres importants sur le désir de l'analyste, la cure et l'interprétation. Car avec l'amour freudien l’idéal et l’objet se confondent et il vaudra mieux séparer le bon grain de l’ivraie (séparer I de (a)).
Enfin, le regard
Dans les derniers chapitres du livre, Lucchelli revient sur le regard, omniprésent dans son livre, en raison de l'affirmation de Lacan selon laquelle « le regard peut contenir en lui-même l'objet a de l'algèbre lacanienne », question connue comme « la schizé de l'œil et du regard ». Lucchelli pose d'emblée que la vision méconnaît le fait que l’on est regardé en permanence. En vérité, dit-il, « c'est le regard de l'autre qui est premier », comme dans la grotte. La vision (du sujet conscient), dès la naissance, refuse le regard de l'autre. Oui, mais surtout en tant que c'est un regard par lequel « on est objet et non sujet du regard ». Et alors tous unis du même côté, conscience, moi et vision, refoulent le regard premier. Lucchelli invoque pour s'expliquer les peurs nocturnes liées au manque de lumière où c'est justement ce regard qui menace le sujet. Avec comme résultat une spaltung où, si la vision est le corrélat primordial de la conscience, le regard est celui de l'inconscient.
Avec une touche sartrienne, Lucchelli introduit la « pousse du voyant » qui serait antérieure au fait de voir et, si comme il le dit, « le regard est présent partout mais surtout invisible comme tel », se confirme alors ce retournement qui fait que le sujet est plutôt un objet. Ainsi arrive dans le rêve, voie royale de l'inconscient, où nous ne voyons pas, mais où « ça montre », comme aux temps premiers de la subjectivation où nous devons nous accrocher au regard de l'autre (l'attention conjointe) pour voir le monde. Une aliénation qui, dans le chapitre final du livre, se retrouve y compris dans le caractère fétiche de la marchandise, elles qui, comme le soutient Marx, dansent pour nos yeux sans que nous les voyions faire. Décidément, il faut suivre le parcours studieux auquel nous invite Lucchelli avec son livre pour essayer de voir un peu plus clair dans cet objet a qui ne cesse de danser avec notre entendement.
Dr. Edouardo Mahieu
L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE - Article du Dr. Eduardo MAHIEU sur SEXUALITES EN TRAVAUX
09/06/2019
L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE - Article du Dr. Eduardo MAHIEU sur SEXUALITES EN TRAVAUX
01/01/2019
NDLR Il s'agit de la première partie (sur trois ) de l'article du Dr. Edouardo MAHIEU, publié dans L'information psychiatrique, consacré à SEXUALITE EN TRAVAUX de Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli.
(seconde et troisième parties de l'article en suivant)
SEXUALITES EN TRAVAUX, Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek, Juan Pablo Lucchelli, Editions Michèle, Paris, 2018.
De manière concordante avec ce qui arrive dans d'autres sphères de la vie sociale, on pourrait dire que « la sexualité » est rentré dans un moment populiste. A condition de s'éloigner de l'anathème et de se rapprocher de la raison populiste, telle que le politologue Ernesto Laclau met au goût du jour. Elle n'est peut-être pas du goût de tout le monde, un « pas-tout » du goût, mais elle dit quelque chose du temps actuel. C'est aussi ce moment qui met les « Sexualités en travaux » sous nos yeux, tel le titre de l'ouvrage présenté par trois auteurs, Jean Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli, dont on pourrait se demander ce qui les réunit. Certainement, le recours aux outils conceptuels de Marx, Freud et Lacan, sans une once du démodé freudo-marxisme. Car, il faut dire que ce recours est bien singulier et différent en fonction du goût de chacun des auteurs. Le tout, autour des sexualités et des passions qu'elles déclenchent. Le résultat ce sont ces plus de deux cents pages qui nous font revisiter, sous d'angles différents, un universel incomplet (le sexuel), un impossible rapport (entre les sexes) - quand ce n'est pas un antagonisme -, et la lutte pour l'hégémonie entre des identités particulières (les genres), les mêmes que Laclau met en raisons. Cet ouvrage nous propose quelques idées sur ce panorama.
D'une sexualité à l'autre
Sans surprises, nous vérifions dès le départ que le sexe mobilise la pensée. Prenant appui sur un commentaire des différentes étapes de l'Histoire de la Sexualité de Michel Foucault, Jean-Claude Milner réactualise une certaine archéologie de la question. Ses références, plutôt classiques et empreintes d'humanitas, cherchent à nous conduire « D'une sexualité à l'autre ». Ainsi, autour du coït, une constellation de représentations et comportements se constituent en une multiplicité dispersée, non-identique à elle-même : les sexualia. Mais, à la fin du XIXème siècle, elles se trouvent réunies en une entité unitaire, supposée identique à elle-même : la sexualité. C'est un des problèmes abordés dans l'ouvrage sous ses différents aspects. Du côté de Milner, il revisite son triple du plaisir, du coït et de l'amour suivant deux modalités, l'incorporation et l'usage, dont l'incorporation dominerait le monde antique et l'usage le monde moderne. Sur le mode de l'incorporation, sont convoqués Horace et Lucrèce, ce dernier faisant couple avec Freud, pour donner une ligne d'horizon qui, du boire et du manger, tend vers le cannibalisme. Le De natura rerum de Lucrèce donne le ton, de façon un peu surprenante : le coït est l'inverse même du plaisir. Mais, après un passage par Ovide et Platon - dont le modèle de l'amour platonique nous fait passer des corps aux âmes -, on arrive à Kant qui amorce une inflexion dans sa Métaphysique des mœurs : « chaque partie, dans cet usage réciproque de ses parties sexuelles, est réellement par rapport à l'autre un objet de consommation ». A partir de là, coït, plaisir et amour s'articulent sans rupture exerçant une puissance sur l'entendement des modernes à travers le modèle de l'usage, signale Milner.
Cependant, pour Milner, la tragédie humaine de la première étape ne disparaît pas avec ce modèle, mais elle se déplace. Dans cet acte, dit Kant, « un homme fait de lui-même une chose, ce qui contredit au droit de l'humanité en sa personne ». Et il s'ensuit donc, que chaque coït commettrait un crime contre l'humanité, contre cette humanité individuelle et subjective que chacun porte en soi. On voudrait contourner la question à supposer une symétrie et réciprocités parfaites entre partenaires, mais la moindre inégalité nous ramène le retour du crime. Milner tient, au contraire, l'inégalité comme une constante possibilité, qui serait inséparable de l'acte sexuel en soi. Ainsi, le Weinstein de l'affaire peut lui apparaître non pas tellement comme un prédateur sexuel, mais comme un prédateur social dans une société inégalitaire. Car l'inégalité entre partenaires est à la fois intrinsèque et extrinsèque à l'acte sexuel. Et vu de là, Weinstein n'est pas l'exception, mais la mise à nu de la règle générale. Alors que seule la réciprocité permettrait de contourner cette loi d'airain, en se rapportant au modèle du salariat Milner rappelle comment Marx fait sauter ce verrou en en faisant un leurre. Reste donc le consentement comme contrat minimal pour humaniser l'acte sexuel, mais il semble perdre du terrain, ce qui fait dire à Milner qu'entre l'acte sexuel et le viol la différence n'est plus de nature, mais de degré, et qu'elle tend vers l'infinitésimal.
Milner termine ses propos par un passage autour des considérations de Foucault dans le volume IV de l'Histoire de la sexualité, publié en 2018. Le modèle de l'usage trouve une source décisive chez Augustin pour qui, l'acte sexuel dans le mariage se sert d'un mal pour accomplir un bien. Il appartient donc au christianisme de transformer le référentiel discursif pour plus d'un millénaire - avec les coupures que la Réforme et la Révolution française infligent à l'Eglise de Rome. Sauf que le monde moderne déploie de manière considérable le modèle de l'usage jusqu'à la forme-marchandise. Il faut alors revenir sur la célèbre distinction de Marx entre valeur d'échange, valeur d'usage et valeur, et leur corrélat de qualités sans matière et matière sans qualités. Cette séparabilité est pour Milner le pivot et le moteur du système qui répond à la séparabilité dont se fondent la Résurrection et l'Eucharistie dans le christianisme : entre christianisme et forme marchandise, la relation est structurale. Marx et Weber l'ont pensé, sans tirer toutes les conséquences, dit-il. Le plaisir, selon le mode de l'usage, vient s'inscrire lui-même dans le dispositif de la forme marchandise, et sous nos yeux, acculé entre la société du spectacle et le château de Sade, voire les ZAD, le plaisir chercherait sa place pour arrimer à nouveau les qualités aux matières. Même si, pour ce qui est des ZAD, Milner nous fait part de son scepticisme habituel. Vers la fin de son texte, il fait le point : lorsque nous parlons d'une sexualité, on suppose une double hypothèse : d'un côté, que l'on puisse répondre à trois questions : qui aime-t-on ? Avec qui couche-t-on ? Qui épouse-t-on ? Et d'autre part, à la question : d'où viennent les enfants ? Chacun saura décliner aussi les combinatoires du manque... Mais alors, cette sexualité idéale ne serait-elle autre chose qu'une théorisation du bonheur conjugal, le mariage d'amour qui a dominé les fictions, confondant l'éros et l'agapé des vieilles sociétés chrétiennes ? Nous croyons lire dans les derniers propos de Milner qu'il souhaite bon courage au monde LGBT devant la falaise à grimper.
Seconde partie de l'article ci-dessous ....
L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE; Suite de l'article du Dr. Edouardo MAHIEU sur SEXUALITES EN TRAVAUX
08/06/2019
Seconde partie sur les trois composant l'article du Dr. Edouardo MAHIEU,publié dans L'information psychiatrique, consacré à SEXUALITE EN TRAVAUX de Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli, éd. échèle, novembre 2018.
Le sexuel n'est pas (politiquement) correct
Si le style c'est l'homme, avec ce deuxième texte nous changeons de cavalier, incontestablement. Et si l'on rajoute – comme on doit le faire -, [l'homme] à qui l'on s'adresse, ce n'est pas le même lecteur qui est ici interpellé. Ou plutôt, la même distance entre le lecteur et son monde contemporain. Car, Slavoj Zizek prend à contre-pied le politiquement correct actuel, surtout parce qu'il suppose à sa base des citoyens perçus et présentés comme des sujets vulnérables devant être protégés de tout ce qui pourrait les blesser (entre autres, le sexe). Ce qui n'est pas son style, tout en ne l'empêchant pas (ou justement à cause de ça) d'être souvent drôle. Zizek rapporte dans son texte comment le Politiquement Correct acquiert des majuscules orweliennes, et comment on voit naître des Conseils des Affaires Multiculturelles, qui vont jusqu'à proposer de placer devant certaines œuvres d'art classiques un préambule avertissant les personnes sensibles. Sur cette même ligne, il commente comment la règle du consentement mutuel - de plus en plus contractualisée jusqu'à l'absurde -, se heurte à l'écueil du fait qu'il n'y a pas de rapport (direct) sexuel, et que l'acte a toujours besoin d'un supplément fantasmatique. L'exemple amusant de Zizek est tiré d'un dialogue du film britannique Les Virtuoses (1996), où une jeune fille est accompagnée chez elle par une garçon de la classe ouvrière, qui au seuil de l'appartement se voit demander : « Voulez-vous entrer boire du café ? Le problème -répond-il, c'est que je ne bois pas de café. Ce à quoi elle rétorque : Pas de problème, je n'en ai de toutes façons pas ». Le fait que Zizek signale que le garçon appartient à la classe ouvrière annonce la suite de la problématique de son texte, qui confronte le politique correct aux questions de genres, de races, mais aussi de lutte de classes. Il pousse jusqu'au bout le ton ironique sur le consentement politiquement correct en commentant le cas d'une photographe britannique qui décide de se marier avec elle-même : dans ce cas, l'exigence d'un consentement « explicite, conscient et libre », oui..., bien sûr, mais qui devrait signer le contrat ? Le moi, le surmoi ou le ça du sujet ? Même si Zizek a envie de rire, il montre aussi l'évidence que quelque chose d'inhérent à la structure du jeu érotique résiste à toute déclaration formelle de consentement ou d'intention. Aux risques d'une panne généralisée...
Puis, Zizek poursuit son texte par le commentaire de l'union qui se forme contre l'hétérosexisme, grand ennemi de « l'amour dans la diversité », en raison qu'il s'agirait d'une norme universelle qui relèguerait les autres orientations au rang de déviations. Et c'est pour indiquer un renversement de la situation : l'hétérosexualité devient implicitement perçue comme une orientation sexuelle limitée, et le mouvement LGBT+, bien qu'il représenterait d'après Zizek moins de 10% de la population, oriente et détermine tout l'espace social, de sorte que tous se rallient à leur bannière. Au point de paraphraser Orwel : « nous sommes tous queer, mais certains le sont plus que d'autres », pour dénoncer derrière l'unité la plus pure idéologie. Elle s'agirait pour lui de la version sexualisée du « sujet prothéen post-moderne », le sujet fluide se vivant comme une réinvention et reconstruction permanente dans la combinaison joyeuse de ses différentes identités.
Zizek pense que le transgenre présente des impasses sérieux. Le conflit entre le sexe biologique et l'identité subjective contient un ensemble complexe de positions - rassemblés sous la catégorie « gender-queer » -, bi-genre, tri-genre, pan-genre, genre fluide, et même a-genre, car, d'une certaine manière, la fluidification atteint son apogée dans l'abolition de la sexualité elle-même. Pour lui, il y a une pointe d'angoisse cachée dans l'affaire : « Quelque choix que je fasse, je perds quelque chose – et ce quelque chose n'est pas ce que l'autre sexe possède : les deux sexes ensemble ne forment pas un Tout, dans la mesure où quelque chose a été irrémédiablement perdue lors de la division des sexes ». C'est ce que la psychanalyse nomme l'angoisse de castration. Pour lui, il s'agit d'une différence différentielle, la différence en soi, qui n'est pas symbolique mais réelle-impossible : une différence universelle qui n'est pas un point de vue neutre qui surplombe les deux espèces, mais ce qui les constitue en tant qu'antagonisme. A tel point que la formule de l'antagonisme sexuel ne serait pas M/F (opposition entre masculin et féminin), mais MF+, où le + représente l'élément en excès qui transforme l'opposition symbolique en un Réel antagoniste. Ainsi, la grande opposition qui émerge actuellement, d'un côté l'imposition violente d'une forme fixe de la différence sexuelle pour contrecarrer la désintégration sociale, et de l'autre la fluidification totale du genre dans le transgenre, passeraient toutes les deux à côté de la différence sexuelle en tant que réel/impossible d'un antagonisme irréductible. Pour Zizek, cet antagonisme ne se joue pas entre LGBT et hétérosexualité, mais il est à l'oeuvre au cœur même des normes hétérosexuelles, et c'est justement ce que l'imposition violente des normes de genre chercherait à cacher et refouler. Mais il existerait aussi bien une autre moyen : celui du désaveu de la castration - qui peut prendre son allure paradoxale et paroxystique dans la castration réelle pratiquée par la secte bulgare skopei -, c'est-à-dire le renversement de la sexualité en tant que telle dans le post-genre.
Et puisqu'il faut dire quelque chose au sujet de la norme, Zizek remarque que la tendance prédominante de l'éthique capitaliste se situe au-delà du bien et du mal, mais sans rien de progressiste, au point de s'avérer bien plus un en-deça. Alors, au lieu de prôner un refus un peu vide de la normativité, il propose un combat pour une normativité à la fois différente de la norme hétérosexuelle conservatrice, mais aussi de celle du politiquement correct « bidon ». Zizek n'est pas dupe, car cet espace commun lui semble bien difficile à construire. Peut-être même, dit-il, que les expressions de « lutte de classes » et de combat « anti-sexistes » recèlent en elles-mêmes une dimension anthithétique insurmontable qui ferait qu'il faut choisir l'un ou l'autre, jamais les deux ensemble. Il arrive un chassé-croisé similaire entre les discours anti-colonialistes et les multiculturalistes, où parfois - comme c'est le cas de Boko-Haram ou Putin - la critique anti-colonialiste de l'Occident se révèle de plus en plus comme le rejet de la « confusion » en matière de sexualité et comme l'exigence d'un retour à la hiérarchie traditionnelle des sexes.
Comme il ne peut plus nous surprendre à ce point de la lecture, Zizek est contre le sexe contractuel. Il se permet de dire - il ne sait pas encore pendant combien de temps il pourra le faire – que la libération sexuelle des femmes ne lui semble pas (majoritairement) un mouvement d'inspiration puritaine visant à les soustraire à l'objectivation, mais un droit à jouer activement le jeu de l'objectivation de soi, à s'offrir et se retirer à volonté, même si de plus en plus le Politiquement Correct oblige à encadrer le jeu par des règles légales. Mais là aussi, encore un paradoxe : Zizek avance que sexualité et pouvoir son plus intimement liés que ce que nous le croyons, comme par exemple lors du sadisme et du masochisme, au point que des cabotins relèvent que la seule forme de sexualité qui correspondrait au PC serait un contrat signé par deux partenaires sado-masochistes, comme si Kant avec Sade - propos déjà traité dans les pages précédentes par Milner, à qui Zizek s'y réfère – devenait réalité. La séquence de Zizek - qui y met de son piquant -, saute des affaires de l'humoriste américain Louis CK au best-seller Cinquante nuances de Grey, puis au film 21 grammes d'Alejandro Inarritu, pour glisser un sous entendu de Lacan, qui à la question freudienne que veut une femme ? répondrait « Un maître, mais un maître qu'elle peut dominer et manipuler ».
Zizek termine son texte par un commentaire sur l'inflation des acronymes à laquelle on assiste : du LGBT d'origine on en vient à sa forme actuelle LGBTQQIAAP (dans son texte, il le détaille), même s'il est devenu courant de rajouter simplement un signe + pour désigner les communautés associées à la communauté LGBT. Quid du sens de ce +, dont, par exemple, la Ville de New York offre pas moins d'une trentaine de catégories parmi lesquels choisir son identité. Ainsi, un porte parole de la Commission pour les droits de l'Homme de la ville signale qu'elle n'est pas exhaustive. Puisse son ironie ne pas nous dérouter dans la fin de la lecture de son article, qui propose une catégorie de « Genre Général » à coté de celui « Hommes » et « Femmes », comme seul moyen d'inscrire dans un ordre de différences symboliques l'antagonisme qui leur est inhérent. Selon Zizek, d'après Lacan, cette formule serait 1+1+a, c'est à dire les deux sexes plus un troisième terme, car l'échec de la classification est la sexualité.
La troisième et dernière partie de l'article ci-dessous ....
L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE - Article du Dr. Eduardo MAHIEU sur SEXUALITES EN TRAVAUX
07/06/2019
Troisième et dernière partie de l'article du Dr. Edouardo MAHIEU,publié dans L'information psychiatrique, consacré à SEXUALITE EN TRAVAUX de Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli, éd. échèle, novembre 2018.
Sexualités lacaniennes
Avec le texte de Juan Pablo Lucchelli on retrouve une autre dimension de la problématique de la sexualité. Et de manière tout à fait inattendue, c'est plutôt par le prisme de ses travaux sur l'autisme qu'il s'attaque à la question. Ce n'est pas qu'il n'ait pas traité le sujet avant : en tant que psychanalyste il a déjà travaillé sur le transfert et sur la malédiction des sexes. Mais le texte présenté dans l'ouvrage aborde le sujet d'un point de vue tout à fait neuf, dont l'autisme donne un peu le la. Pour Lucchelli, deux grandes tendances divergentes se dégagent désormais : celle qui considère le sexuel comme étant avant tout biologique, et l'autre qui la considère uniquement déterminée par des conditionnements sociaux et culturels répressifs. Sont texte nous propose de montrer comment les deux butent dans une dialectique ratée entre la règle et l'exception.
Il commence par le cognitiviste britannique Simon Baron-Cohen. Cet auteur, qui a contribué à l'élaboration de la théorie de l'esprit et son application à la compréhension de l'autisme et, vient à s'occuper de deux types de fonctionnements cognitifs distincts pour chacun des sexes. Si l'on sait que le psychiatre et pédagogue autrichien Hans Asperger a défini la personnalité autistique comme un cas extrême de l'intelligence masculine, on comprend mieux la feuille de route. Pour mieux renforcer son couple de tendances opposées, Lucchelli a recours souvent dans son texte au terme « cerveau », là ou d'autres disent « fonctionnement cognitif » ou « personnalité ». Une fois ce point précisé, Baron-Cohen considère, dans la présentation de Luchelli, que le mécanisme cognitif qui opère majoritairement chez les femmes est l'empathie. Elle permet d'être avec l'autre à travers ses sentiments, pensées, peurs et joies, tout comme vouloir comprendre, prédire et même aider l'autre. Il s'agit d'une empathie qui est plus forte que le sujet, qui le traverse et le concerne. Donc, dans la perspective du britannique, « en moyenne » les femmes sont plus empathiques que les hommes. De l'autre côté, dans le « cerveau masculin » prédomine la systématisation, à savoir la tendance à analyser, explorer et construire des systèmes, une modalité plus facilement applicable à des objets inanimés. Cela est vrai seulement en fonction d'une moyenne statistique, au fond disjointe du sexe anatomique. Lucchelli remarque que l'approche de Baron-Cohen s'intéresse plus aux règles qu'aux exceptions, qui ne rentrent pas dans les objectifs des études, et il pointe que la notion de « majorité » et « moyenne » risquent de conduire à des conclusions totalisantes et erronées. Lucchelli critique aussi la référence à l'autisme, ce qui lui permet d'aborder un point central de son texte. Le fonctionnement par systématisation garde un rapport fondamental avec un contexte et par le biais du langage se produit une certaine annulation du monde. Pour Lucchelli, la théorie de l'esprit ne dirait rien d'autre. Le « refoulement originaire » freudien resterait ainsi intact. Chez l'autiste, rien de pareil : s'il est le contraire du refoulement, ce que pense Lucchelli, alors il a un rapport à l'autre 1 :1, et il s'ensuit donc qu'il il a horreur du tout. Notre auteur réfute ainsi le rapprochement effectué entre le fonctionnement masculin et l'autisme. « L'autiste a horreur du tout », dit Lucchelli, qui par ce jeu de mots introduit dans le débat les catégories logiques de la sexuation élaborées par Lacan, le Tout et le Pas-tout, et qui donne le titre de son texte « Sexualités lacaniennes ».
L'autre tendance dont parle Lucchelli est incarnée par la pensée de Monique Wittig, militante lesbienne française partie vivre aux USA. Elle dénonce la pensée straight, sorte de manifeste qui inclut Lévy-Strauss et Lacan comme les principaux épouvantails, et surtout, pour notre auteur, la notion même de différence, d'après le structuralisme. Elle réifie tous les niveaux de la société : sexes, classes, etc., instaurant la ségrégation du structurellement Autre. L'argument central de Wittig est que la différence entre hommes et femmes doit être supprimée. Toujours d'après Lucchelli, même Marx n'aurait pas vu que la lutte des classes n'est rien d''autre que la lutte des sexes. Ainsi, dans le commentaire qui est fait ici, on en vient à poser la question des rapports entre répression sociale et refoulement originaire, dans le sens que Freud donne à ce dernier. D'après Lacan, c'est le refoulement originaire qui est premier, et la répression sociale en est une conséquence. Il y va du statut de l'inconscient, selon ce que Lucchelli nous explique, qui ne se verrait pas modifié par la suppression des signifiants homme/femme, car il est bien plus qu'une paire signifiante. « L'incommensurabilité entre les deux sexes n'est rien à côté de celle qui existe entre l'être et son sexe », dit-il. Si Wittig cherche à s'insurger contre la norme, son raisonnement privilégiant la contingence du genre, ne conduit à rien d'autre qu'à instaurer le genre en norme. Lucchelli s'évertue à exposer ces paradoxes où même la maternité y passe...
Alors, faire disparaître le refoulement, par le biais de la disparition de la différence ? Lucchelli n'y croît pas. Et il invoque Lacan, entre Marx et Dieu ! D'abord, il critique Baron-Cohen pour qui les modes de fonctionnement cognitifs, que ce soit l'empahtie ou la systématisation, s'opposent à toute conception du désir, comme étant perpétuellement déséquilibré, ratant son objet en permanence. Ils ne seraient que des stratégies pour « être dans le monde », indépendamment des besoins naturels. De son côté, Wittig, pour qui la catégorie « femme » est l'emblème du fonctionnement de l'ensemble classificatoire décidé et configuré par les hommes (Lévy-Strauss, Lacan), ne conçoit pas que la seule disparition de ce signifiant puisse en être remplacée par un autre... Alors, Lucchelli fait appel aux formules de la sexuation élaborées par Lacan lors du séminaire Encore... D'après lui, lorsque Lacan utilise les catégories du Tout et Pas-tout, il rompt avec la thèse (freudienne) qui veut que l'anatomie soit le destin. Il y a un côté, celui du Tout, limité (le phallique, la systématisation), et l'autre, orphelin d'un ensemble de cet ordre, qui se situe du côté de l'illimité. Si l'on a pu nommer ça « côté mâle » et « coté femelle », on peut désormais s'en passer. Ce dernier, avec tout ce que Lacan a dit sur le signifiant « femme » comme étant celle qui ne rentre pas dans le circuit phallique, celle qui résiste au circuit d'échange, peut accueillir tous les « éléments » orphelins d'ensemble, selon la logique mathématique. Avant de conclure, Lucchelli se confronte aux pages du Capital où Marx fait dialoguer les marchandises. Et, comme disent les italiens, se non è vero, è ben trovato, il suggère que les femmes peuvent parler à la place des marchandises, comme s'il existait une analogie secrète entre femmes et forme-marchandise. Et les femmes-forme-marchandises se trouvent être plus coquettes que saintes et plus capitalistes que le Capital, et donc Wittig aurait raison de les mépriser. Mais, à lire Lucchelli, on n'en finit pas aussi simplement avec les problèmes. Les formules de la sexuation de Lacan apporteraient une innovation permettant une sortie du tout limité, ouvrant ainsi la voie de l'illimité. Et il propose que l'on dise plutôt LGBT (-) pour mieux marquer cette négativité de l'illimité qui refuserait les classifications. Comme un clin d'oeil à la communauté des sans communautés à laquelle rêvait Georges Bataille.
IRONIK, article de Sébastien Dauget, 28 mai 2019.
28/05/2019
Article de Sébastien DAUGUET sur "François Augièras, l'Homme solitaire et la voie du réel",
Ph. Lacadéee, éd. Michèle, 2016.
In IRONIK, la revue d'UFORCA, l'Université Populaire Jacques Lacan, 28 mai 2019.
"Traduire les résonances du signifiant " 1
Sébastien Dauguet
Dans « Lituraterre », Jacques Lacan indique : « Ma critique, si elle a lieu d’être tenue pour littéraire, ne saurait porter, je m’y essaie, que sur ce que Poe fait d’être écrivain à former un tel message sur la lettre [...] Néanmoins l’élision n’en saurait être élucidée au moyen de quelque trait de sa psychobiographie : bouchée plutôt qu’elle en serait. »2 Philippe Lacadée, justement, dans son livre François Augiéras : L’Homme solitaire et la voie du réel, nous invite à nous dégager de toute tentation de résoudre le mystère Augiéras, homme énigmatique s’il en était, et à suivre les signifiants déposés sous formes de chaînes et de
nœuds dans son œuvre pour éclairer son parcours littéraire et pictural et en extraire un savoir sur le « corps parlant »3.
Certes, François Augiéras est marqué par un traumatisme majeur lorsqu’il vient au monde aux États-Unis en 1925 : son père est mort de maladie depuis deux mois et sa mère décide de rentrer en France en navire, avec son fils dans ses bras et le cadavre de son époux dans la soute. Après une enfance tortueuse, Augiéras se met à voyager, comme effaçant sa propre trace tandis qu’il avance vers l’horizon, à l’image d’un Rimbaud dont il connaît la poésie. Il écrit un texte qui fait scandale, Le Vieillard et l’enfant, dans lequel il évoque une relation incestueuse dont il aurait été l’objet dans le désert d’El Goléa, et poursuit dans ce fil ouvert une œuvre composée à la fois de récits et de tableaux de type iconique, jusqu’à ses dernières années passées, démuni, dans une grotte en Dordogne.
P. Lacadée ne passe pas sous silence les éléments connus de l’existence d’Augiéras mais il vise un autre point, d’où les sonorités de la langue de l’artiste peuvent nous transmettre un enseignement aujourd’hui encore4. Cet autre point, épinglé à l’aide du signifiant « réel », le réel « d’Augiéras » et non pas celui « de Lacan »5, fait entrevoir comment Augiéras a pris appui sur la lettre pour « se hisser »6, ainsi que sur un « escabeau »7, pour trouver valeur à se « n’hommer »8, là où, à ses yeux, la civilisation de son siècle a fait le choix d’oublier l’espace de la nature et des astres pour privilégier des formes de culpabilité et de stérilité inspirées du Non impitoyable des religions monothéistes.
Ce que P. Lacadée fait entendre des enjeux de l’écriture d’Augiéras, c’est le poids de jouissance que recèle le signifiant en tant qu’il est en prise avec la chair du sujet. Cela ne signifie pas que le lecteur aura un aperçu sur le vécu objectif d’Augiéras : la forme du récit chez ce dernier met très vite en évidence combien elle opère par une disjonction, une béance, d’avec toute forme de réalité qui finalement ne serait que le support du fantasme du lecteur. Plus profondément, P. Lacadée esquive toute emprise du lecteur sur l’auteur car il doit plutôt apprendre à s’en faire le traducteur (et le passeur)9, ratant forcément partiellement toute l’émotion d’un art poussé à son comble. P. Lacadée parie sur le goût du lecteur pour le risque : il lui propose en texte de s’introduire dans les ouvrages et de contempler les toiles d’Augiéras pour faire notamment l’épreuve par son corps de quelques unes des jouissances dont ce dernier a pu se soutenir avec le secours du signifiant.
Car c’est par la mise en mots de ces jouissances que l’écrivain a pu saisir et voiler ce qui, du réel, pourrait vite devenir infernal quand, par une faille inhérente au langage lui-même, le discours établi ne permet plus de le border.
1 Cf. L’ouvrage de Philippe Lacadée, François Augiéras : L’Homme solitaire et la voie du Réel, Paris, Michèle, 2016.
2 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 12-13.
3 Miller J.-A., « L’Inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, mars 2014, p. 104-114.
4Cf. Lacadée P., L’Éveil et l’exil, Enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions: l’adolescence, Nantes, Cécile Defaut, 2007, p. 87-91.
5 Lacadée P., François Augiéras..., op. cit., p. 9-10.
6 Ibid., p. 77.
7 Ibid.
8 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 18 mars 1975, inédit. 9 Lacadée P., L’Éveil et l’exil..., op. cit., p. 85-114.

Bon pour la tête, le Média indocile, numéro du 8 février 2019
08/02/2019
LIBERONS-NOUS DU SEXE ET CONSOMMONS EN PAIX
par Anna Lietti
Article consacré au texte de Slavoj Zizek, paru dans SEXUALITES EN TRAVAUX, ed. Michèle, nov., 2018.
Bon pour la tête est un média indépendant www.bonpourlatete.com , du 8 février 2019
Et si la sexualité était, non pas ce qu’il faut libérer en nous, mais le piège obscur, l’ultime obstacle à notre émancipation? L’idée, née au lendemain de la Révolution d’Octobre, réémerge aujourd’hui dans le sillage d’une nouvelle forme de puritanisme, note Slavoj Žižek dans un texte fraîchement paru*. Autre thèse percutante du philosophe slovène: si la gauche fait tant de bruit autour de son engagement anti-sexiste, c’est pour nous faire oublier sa reddition au capitalisme global. Bienvenue chez le plus incisif des critiques du «politiquement correct».
Dans une chronique récente, je racontais comment l’Université du Michigan a récemment décidé d’exclure de son répertoire théâtral Les Monologues du vagin au prétexte que ce texte de la féministe Eve Ensler est discriminatoire envers les femmes sans vagin. Si la chronologie l’avait permis, Slavoj Žižek aurait pu citer cet exemple dans son dernier texte paru en français, Le sexe n’est pas (politiquement) correct. Il y décompose au scalpel les pièges du politiquement correct, la fureur purificatrice qui s’est emparée des universités américaines et d’autres facettes d’un nouveau puritanisme qui émerge sous nos yeux. Paradoxe: le mouvement de libération des corps aboutit à la négation des corps.
Cet obscur objet de dépendance
Le «politiquement correct» vise à interdire toute forme d’expression qui pourrait blesser autrui. Championnes en la matière, les universités étasuniennes expliquent que «les étudiants ont besoin de se sentir en sécurité dans la classe». Cette sollicitude ne relève pas seulement de l'exagération, c’est un postulat de base fondamentalement dangereux, affirme Žižek: en poliçant le langage, on ne fait qu’oblitérer les problèmes. Ce n’est pas en niant la violence du monde que l’on fournit aux jeunes les armes pour l’affronter.
Le monde est violent et la sexualité n’est pas seulement une fête simple et lumineuse: elle agite en nous des forces obscures et ambivalentes, les jeux de pouvoir lui sont inhérents. Mais combien de temps pourra-t-on encore énoncer une telle réalité sans subir les foudres de la censure, se demande le philosophe? Le refus d’admettre la complexité du jeu sexuel, par exemple en prônant le consentement explicite obligatoire, est un autre piège de la pensée dominante actuelle.
Le tableau comprend aussi la fluidification des genres, notion phare du mouvement LGBT+. L’idée de base est que la fixité des genres fait obstacle à la pleine émancipation de l’individu. Il faut donc abolir cette dichotomie réductrice du masculin et du féminin, nous élever en quelque sorte au-dessus du biologique. Le mouvement postgenre va très loin dans ce sens puisqu’il prône la fin de la reproduction par le sexe et le recours systématique à la procréation médicalement assistée.
Portée à son apogée, cette logique aboutit à l’abolition de la sexualité tout court, note Žižek. Et il nous apprend que l’idée n’est pas neuve. Déjà au lendemain de la Révolution d’Octobre, les inventeurs du Nouvel Homme se posaient la question: «Etait-ce la sexualité qui devait être libérée, délivrée des préjugés moraux et des interdits légaux, afin que les pulsions puissent s’exprimer de manière plus ouverte et fluide, ou était-ce l’humanité qui devait être libérée de la sexualité, délivrée, enfin, de ses dépendances obscures et contraintes tyranniques?»** Rapidement, les appels féministes à la libération sexuelle se trouvèrent supplantés par les voix condamnant la sexualité comme «le dernier piège de la société bourgeoise.»
La reddition au capital
Mais la préoccupation principale de Žižek n’est pas la sexualité, c‘est la lutte anti-capitaliste et en particulier le sort qui est fait au nouveau «prolétariat nomade», les immigrés des pays non-occidentaux: «Malgré toute la rhétorique de solidarité, constate-t-il, les mouvements anti-sexistes et la lutte anti-capitaliste ne parviennent pas à trouver "un espace commun"».
L’affaire des Paradise Papers a éclaté, rappelle-t-il, à peu près en même temps que le mouvement #MeToo. Pourquoi personne n’a-t-il exigé le boycott des chansons de Bono, grand défenseur des causes humanitaires et grand fraudeur fiscal, alors que le comique Louis C.K. voyait sa carrière ruinée pour cause d’exhibitionnisme? «Pourquoi détourner des millions est acceptable alors que montrer son pénis à quelques personnes vous transforme illico en paria?»
Face à cette indignation sélective, Žižek formule l’affreux soupçon qui le tenaille: «Que la gauche culturelle politiquement correcte se lance fanatiquement dans de nouvelles batailles contre les «apartheids» sexistes et culturel pour dissimuler sa propre immersion complète dans le capitalisme global. Et dans cet espace commun, les LGBT+ sont amenés à côtoyer Tim Cook… »
Le capital, rappelle le philosophe, se range avec zèle du côté du politiquement correct. Et le nouveau sujet fluide cher à la théoricienne du genre Edith Butler a beau se revendiquer subversif: rejetant toute identité figée, se vivant comme une réinvention et une reconstruction permanentes, il «correspond exactement à notre modèle de société marchande et consumériste». Et l’impitoyable Slovène de conclure: «Le problème de cette vision d’une nouvelle subjectivité fluide n’est pas qu’elle serait utopique, mais qu’elle est déjà prédominante – un exemple de plus d’une idéologie hégémonique se présentant comme subversive et transgressive de l’ordre existant!»
Tout occupée à soigner sa fluidité, la «gauche culturelle politiquement correcte» ferait mieux, pense Žižek, d’affronter des questions complexes comme celle posée par le scandale de Rotherham: lorsque des gangs d’origine pakistanaise violent des centaines de jeunes filles blanches des quartiers défavorisés, que peut dire la gauche qui ne soit pas bêtement raciste? Rien, elle ne dit rien, se désole notre philosophe: elle préfère minimiser pour ne pas tomber dans l’islamophobie, oubliant que «chaque fois que nous trouvons des excuses pour éviter le sujet nous amenons de nouveaux votes à l’extrême droite.» Tandis que les féministes du mouvement #MeToo sont plus préoccupées par l’exhibitionnisme de Louis C.K que des centaines de filles des quartiers défavorisés qui se font brutalement violer.
Finalement, l’idée est à creuser: abolir le sexe, ce serait un début?
ANNA LIETTI
* Le sexe n’est pas (politiquement) correct (Traduction de Philippe Gervaix) est l’une des trois contributions figurant dans Sexualités en travaux. Les deux autres textes sont de Jean-Claude Milner et Juan Pablo Lucchelli. Ed Michèle, nov. 2018, 215p.
**Aaron Schuster, Sexe et antisexe, cité par Žižek.
FRANCE CULTURE le 22 janvier 2019 - LE JOURNAL DE LA PHILOSOPHIE
22/01/2019
SEXUALITES EN TRAVAUX - de Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli, diffusion sur France culture le 22 janvier 2019 dans le journal de la philosohie.
Quelle influence les mouvements LGBT et féministes actuels ont-ils sur la sexualité, sa définition, son discours et son dispositif ? Comment la réflexion sur le sexe, sur les sexes et leurs rapports, et les engagements politiques qui en découlent, peuvent-ils modifier la sexualité ?
Trois textes travaillent les questions posées ci-dessus dans l'ouvrage Sexualités en travaux publiés aux éditions Michèle, écrits respectivement par Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan-Pablo Lucchelli.
« La » sexualité existe-t-elle ?
Jean-Claude Milner cite Michel Foucault dans l'ouvrage Sexualités en travaux et entame sa réflexion avec le projet de l’Histoire de la sexualité. « La sexualité », ce terme même, c’est le 1er problème soulevé ici : car qu’est-ce que la sexualité ? Et pourquoi parler de « LA » sexualité ?
Faire une histoire de la sexualité sous-entend en effet qu’il n’y aurait qu’une sexualité, linéaire dans ses transformations et son essence, ou qu’il y aurait, en tout cas, une tentative d’unifier en une sexualité tout ce qui relève du sexuel.
Certes, on peut faire une histoire du sexuel : de l’époque antique qui la définissait comme une incorporation de deux personnes en une, à la sexualité actuelle comme usage, soit le rapport parfois marchandisé, entre deux personnes. Mais faut-il enfermer le sexuel dans LA seule sexualité ? Comment donc parler du sexuel dans sa diversité, qu’il s’agisse de la multiplicité des actes sexuels ou de l’union même de deux personnes différentes ?
Qui a un rapport sexuel ?
Dans sa chanson Isobel, Bjork chante cette idée d’être mariée à soi-même. Plus qu’une idée, au printemps 2015, une photographe de 40 ans, Grace Gelder, a décidé justement de se marier… avec elle-même. C’est le philosophe Slavoj Žižek qui en parle dans le 2ème texte de ce livre. Et c’est bien le 2ème problème soulevé ici : qui est en jeu dans la sexualité ? Si la sexualité est un rapport, avec qui se fait-il ? Ce rapport est-il possible ou n’y a-t-il pas de rapport sexuel comme le disait Lacan ?
Parler de « la » sexualité pose problème car elle est toujours plurielle, mais parler d’un rapport entre deux personnes l’est aussi, car qui sont ces personnes ? Le but de la démarche de se marier avec soi était, selon l’intéressée, de parvenir à une meilleure connaissance et acceptation de soi et de son identité. Mais quel soi ? Sait-on jamais qui est on est ?
C’est d’une certaine manière une des réflexions à creuser à partir des récents mouvements militants : comment se libérer des normes, comment vouloir une abolition des sexes et de leur rapport de domination, tout en le revendiquant au nom d’une identité, d’un sexe ou d’un genre, au nom de ce que l’on est fermement ?
Y a-t-il des sexes dans la sexualité ?
Dans l’extrait que l’on vient d’entendre, la théoricienne et écrivaine féministe Monique Wittig retrace sa propre histoire, le rapport qu’elle entretient aux schémas de genre qu’elle a connus enfant et dont elle a voulu se libérer.
« Qu’est-ce que la sexualité ? » et « Qui est en jeu dans un rapport sexuel ? » étaient les deux 1ères questions soulevées. Monique Wittig permet de passer à une 3ème question, soulevé par juan Pablo Lucchelli dans le 3ème texte de cet ouvrage collectif : quel sexe, féminin ou masculin, quelle sexuation, est en jeu dans la sexualité ? Faut-il penser en termes de « différence sexuelle », avec ou contre cette différence ?
Ou si on le formule avec malice, et pour finir en beauté : y a-t-il en fait du sexe dans la sexualité ?
Géraldine Mosna Savoye, avec la collaboration d' Anaïs Ysebaert
Librairie DECITRE Part-Dieu . Avis de la libraire Mathilde LE GUAY
04/01/2019
Commentaire de l'ouvrage SEXUALITES EN TRAVAUX de Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek et Juan Pablo Lucchelli
La sexualité s'avère une activité (« activité »?) éminemment complexe pour laquelle on ne dispose ni de modèle ni de mode d'emploi universel ; il saute aux yeux qu'en amont du sujet s'impose le pluriel…. Intimité et société, tendresse et violence, sauvagerie et contrat, désir et norme.... elle est un thème qui convoque dualités, dualisme, conflictualité, fait l'objet de classifications, de discours « scientifiques »....
Les trois auteurs ici se livrent à un vrai « travail » comme on ouvre un chantier, davantage d'énonciation que d'élucidation ; on n'en aura jamais fini avec ça, personne n'aura jamais le dernier mot, et c'est la seule chose qu'on sache vraiment. Iconoclastes, impertinents, avec rigueur logique et érudition, les trois auteurs de ce livre parcourent l'histoire et l'actualité pour nous en éclairer les résonances qu'elles font entendre avec « ça » ; en la matière, tout n'est-il pas dans la manière ? L'articulation des luttes pour l'émancipation sociale et l'émancipation sexuelle y apparaît comme question de fond traversant cet essai (surtout la partie de Zizek, mon philosophe slovène préféré..) : se libérer de l'oppression, de la domination, de l'emprise et vivre une sexualité épanouie entretiennent des relations compliquées, certes, mais o combien passionnantes et, désolée mais...indissociables.
Usage ou incorporation, hiérarchie ou antagonisme? La jouissance, Lacan (« aucune opposition symbolique (actif/passif, maitre/esclave) ne peut déterminer adéquatement la différence sexuelle »-explicitation enfin claire au passage du fameux « il n'y a pas de rapport sexuel » de Lacan par Zizek ; en revanche il y a bien usage ou mésusage de la différence sexuelle, selon, comment on la vit et voit...) et l'Autre (oui, des gens qui veulent se marier avec eux-memes ça existe..) irriguent ces pages : mieux vaut etre un peu sensible au fait psychanalytique pour pleinement apprécier ce livre, en revanche aucun « niveau » n'est requis pour en saisir le propos.
Et les dernières pages (de Lucchelli disséquant les discours inanes sur le « cerveau garçon/fille » d'un Baron-Cohen ou les contradictions militantes d'une VVittig à la lumière des matemata de Lacan) sont juste géniales.
A moins que cette question ne laisse totalement froid, on ne peut rester insensible à ce triple essai lumineux publié par les valeureuses Editions Michèle : « pourquoi détourner des millions est acceptable alors que montrer son pénis à quelques personnes vous transforme sur le champ en paria ? »(la famille royale d'Angleterre met l'argent qu'elle reçoit de la collectivité sur des comptes off-shore, c'est normal ; Louis CK voit sa carrière ruinée pour cause d'exhibitionnisme..normal aussi.)
Et si le danger le plus menaçant (tout du moins pour ceux qui considèrent le fascisme par-exemple-au-hasard comme une menace …) venait in fine du Politiquement Correct allié aux dites « sciences cognitives » qui chosifient la pensée à coup de « cerveau » ?
Car ll pourrait bien s'avérer urgent de se laisser la possibilité d'« ouvrir l'orientation de l'illimité et de l'incommensurable par laquelle l'etre parlant est nécessairement concerné ».
Mathilde Le Guay.
ECF Echoppe, coup de coeur de la librairie
26/09/2018
"LACAN, DE WALLON A KOJEVE" de Juan Pablo Lucchelli, éd. Michèle, 2017
Les élaborations de Lacan, au fil de son enseignement, vont déplier des « intuitions de jeunesse » formulées dès les années trente. Voilà la thèse à partir de laquelle Juan Pablo Luchelli mène l’enquête : il interroge les textes, redécouvre de l’inédit : comment la conceptualisation de Lacan se construit-elle ? Dans les prémisses des travaux de Lacan, J. P. Lucchelli traque les voies de sa réflexion et les identifie au travers de son écriture même.
Caractéristiques d’une époque révolue, les échanges dialectiques que Lacan nourrit avec ses contemporains lui permettent d’étayer ses intuitions, de « compléter ou de décompléter les savoirs », d’argumenter ses hypothèses, de les frotter à d’autres systèmes de pensée, de les soumettre à l’épreuve de la clinique.
Il explore notamment les idées de Wallon et les confronte aux apports de Kojève pour penser la question de l’être (« qu’il déclinera par la suite comme parlant, inconscient, sexué, etc. ») et de son rapport à l’Autre.
Il relit Freud avec les apports de la philosophie.
Pourtant, les concepts qui émergent sont inédits, impensés par d’autres ; ils sont à la fois le produit d’une conjonction et d’une disjonction des savoirs qui ouvre sur des voies inexplorées.
Au-delà du commentaire textuel, J.P. Lucchelli isole pour nous, non seulement le style singulier de Lacan, mais tout autant des éléments déterminants pour saisir son dernier enseignement de Lacan car « ses premières prises de position ont perduré jusqu’à la fin de son oeuvre ».
Sylvie Goumet.
Blog coup de coeur de la Libraire de l'ECF, première librairie lacanienne de France.
Article d'Anne Brunet
12/09/2018
Article d' Anne Brunet sur l'essai "Ce qui de la rencontre s’écrit, études lacaniennes", de Pierre niveau, Éd. Michèle.
La rencontre amoureuse : un risque à prendre, ou pas
Selon Lacan, Le rapport sexuel n’existe pas. Dès lors, comment une rencontre entre un homme et une femme est-elle possible ? À partir de cette question, Pierre Naveau propose une lecture de ce qui s’écrit dans la rencontre amoureuse. Il chemine à partir d’un préalable : l’amour est « ce qui prend son élan à partir d’un impossible ».
Au principe de toute rencontre avec l’Autre, ce qui s’écrit, dans la rencontre amoureuse, suppose de consentir à mettre en jeu la parole. En passer par la parole dévoile le rapport au manque, ouvre la porte à la contingence, au réel propre à chacun. Il s’agit donc, dans la rencontre, d’une écriture qui, par la parole, vient substituer un discours à des jouissances sans rapport, celle de l’homme et celle de la femme.
Pierre Naveau s’attelle à « une traduction » de textes littéraires (Valéry, Aragon…) et de cas cliniques, pour en saisir le vif de la logique. Il dévoile le fil de ce qui fait rencontre, ou pas, au cas par cas.
La démonstration s’appuie sur des concepts majeurs : le réel, la castration, la jouissance, l’impossible et la lettre.
Ainsi s’abordent des questions essentielles : qu’est-ce qu’être un homme, une femme ? qu’est-ce que l’amour et à quoi répond-il ? de quelle position fantasmatique se soutient le célibataire ? qu’est-ce qui préside à l’engagement ou au refus de la rencontre ? en quoi le fantasme de chacun y est impliqué selon sa position structurale ?
Ces questions trouvent ici matière à un travail d’élucidation rigoureux, à l’éclairage des textes de Freud, de Lacan, et de Jacques-Alain Miller.
La contingence de la rencontre, qui ne se fait pas sans risque, donne chance à la parole de se faire écriture du non-rapport sexuel, par la voie de l’amour, à condition d’y consentir : « ce que dit Lacan […], c’est que, si j’aime, je veux savoir. […] Mais si je veux savoir, cela veut dire que j’en parle. L’amour met en jeu le parlêtre, c’est-à-dire l’être qui, au sens de Spinoza, est affecté par la parole. C’est alors plutôt de la joie que l’on éprouve à faire entendre sa voix. » (p. 200)
On ne peut plus dire n’importe quoi des rapports entres les hommes et les femmes après Lacan, ce livre le fait entendre et nous permet de saisir ce qui se trame entre un homme et une femme.
Anne Brunet
Article publié sur le site de la librairie ECF-Echoppe, première librairie lacanienne de France.
L'INFORMATION PSYCHIATRIQUE - Article du Dr. Eduardo MAHIEU
01/09/2018
Article d'Eduardo Mahieu au Volume 94, numéro 8 de la revue "L'Information psychiatrique", octobre 2018, p.701 à 703.
Juan Pablo Lucchelli: "Autisme. Quelle place pour la psychanalyse ?" Editions Michèle, 2018. Préface de Jean Claude Maleval. Postface d'Ariane Giacobino.
« L'accent mis sur une convergence, certes partielle, entre une approche cognitiviste et une approche psychanalytique de l'autisme qui préside à l'ouvrage de M. Lucchelli, lui même psychiatre, psychanalyste et père d'un enfant autiste n'en reste pas moins remarquable. Cette rencontre qui repose sur une conception non déficitaire de l'autisme, nettement différente des psychoses, conduit les uns à le considérer comme une « différence », les autres comme une « structure subjective ». Ainsi présente l'ouvrage dans sa préface Jean-Claude Maleval. Ce à quoi nous voudrions ajouter qu'il est médecin responsable du Centre médico-psychologique pour enfants et adolescents de La Courneuve, Hôpital Ville-Evrard, dans la Seine-Saint-Denis, car il est important de préciser de quel lieu il parle. Il est à souligner aussi, comme il est dit dans la préface, que Lucchelli ne cherche pas à se mouler dans le « discourcourant » - selon le néologisme de Jacques Lacan - sur un sujet qui soulève aujourd'hui des vives tensions, théoriques et pratiques. Question de style, Lucchelli ne refuse pas la polémique. C'est un des mérites du livre, mais pas le seul, loin de là. Nous allons aussi trouver dans l'ouvrage des considérations tout à fait originales, susceptibles autant d'intéresser les spécialistes de la question (les historiens de la psychiatrie, la psychanalyse et l'autisme), que les cliniciens et praticiens de terrain, mais aussi des lecteurs d'autres disciplines concernés par les problèmes anthropologiques, dans la suite de la vieille querelle de l'humanisme qui a lieu en France dans les années '60 (Sartre, Althusser, Foucault, Sève, etc.) autour de « la figure de l'homme », et dont le couple d'opposés humanisme vs. anti-humanise se trouve aujourd'hui complété en triade par le post-humanisme...
Rentrons dans le livre. Après l'Introduction de rigueur, Lucchelli se livre à un Envoi intimiste qui a valeur de témoignage d'une expérience de proximité avec l'autisme qui n'est pas de savoir mais de vécu. Quelques belles pages dont la qualité littéraire ne doit pas faire oublier qu'il sait de quoi il parle. Après cela, Lucchelli affirme un axiome fondamental pour le développement du livre : il ne faut plus confondre l'autisme avec la psychose, infantile ou pas. Et ce seraient les DSM qui auraient pris cette direction les premiers, alors qu'en France le problème serait bien plus flou, selon lui, quelques atavismes aidant. Pire encore, ce serait le tant décrié DSM-5 qui produit un renversement décisif entre les « troubles envahissant du développement » qui deviennent désormais une espèce du genre « troubles du spectre autistique ». A ce sujet, il faut remarquer qu'il considère comme maintenant largement acquis que l'autisme est un « trouble » neurobiologique déterminant un rapport différent aux autres et au monde. Et ce, quelles que soient les formes cliniques qu'il prenne. L'enjeu est donc de leur faire une place aux autistes dans ce monde, chacun selon leur spécificité. Le décor est ainsi planté.
Avançant dans son argumentaire, le livre aborde ensuite les notions élaborées par la psychanalyste hongroise émigrée aux Etats-Unis, Margaret Mahler, en particulier dans son ouvrage Psychose infantile (1960) considéré comme une première tentative pour séparer autisme de psychose, en particulier à travers la notion de « psychose symbiotique ». Le cas de l'enfant Jay est discuté, ce qui permet à Lucchelli de dire que la seule différence entre l'autisme décrit par Leo Kanner et la psychose symbiotique de Mahler est une apparition des « signes » plus tardive que dans les tableaux précoces typiques. Néanmoins, Lucchelli retient qu'elle affirme une origine biologique du trouble et qu'elle commence à remarquer quelque chose qui semble manquer dans l'autisme : l'attention conjointe.
Pour avancer, Lucchelli recule un peu plus dans le temps pour aborder deux séances du séminaire de Jacques Lacan de 1954, où la discussion tourne autour d'un cas clinique de Melanie Klein, le cas Dick, publié en 1930. Les pages qu'il y consacre ne manquent pas de sel, car il commente de façon documentée et consistante une « rectification subjective » chez Jacques Lacan à la suite de sa discussion avec Marie-Cécile Gélinier, à qui il a demandé de présenter le texte de M. Klein. L'affaire tourne autour d'une interprétation de M. Klein, brutale dit Lacan dans un premier temps, sur le jeu de l'enfant avec un petit train. Il est question de technique, mais aussi de clinique, car Dick ne semble restreindre ses intérêts qu'aux trains, et tout le reste, M. Klein y compris, semblent des « meubles » autour de lui. Dans l'entre-deux séances, Lacan revoit son abord du cas, et il revient avec une nouveauté dans son séminaire, le « schéma optique », qu'il reprend d'un physicien français, Henri Bouasse, publié en 1934. L'expérience optique, dite du « bouquet renversé », lui permet de complexifier le schéma initial du « stade du miroir ». Le résultat en est l'introduction d'un autre « point de vue » qui vient s'ajouter à la perception du miroir, l'Autre, qui fonctionne comme « témoin » de l'expérience. Et Lucchelli d'y préciser : il s'agit justement de la nécessaire « attention visuelle conjointe », qui n'acquiert son statut de signe cardinal qu'en 1975, avec la publication dans la revue Nature d'un article princeps par les auteurs cognitivistes Scaife et Bruner. Avant de reprendre sa marche en avant, Lucchelli publie en annexe l'intervention de Marie-Cécile Gélinier, qui manque dans la version publiée du séminaire de Lacan.
Arrivés ici, et concernant la clinique de l'autisme, deux notions se dégagent : l'attention conjointe et les intérêts restreints. La suite du livre de Lucchelli va tourner autour d'une dialectique entre définir cliniquement l'autisme par ce qu'il n'est pas, ou bien le faire par ce qu'il est en propre. Lucchelli présente les avancées apportées par la « théorie de l'esprit » dans son application à la compréhension de l'autisme, avec une attention particulière aux développements introduits par les cognitivistes britanniques Simon Baron-Cohen et Uta Frith. Leurs hypothèses et les résultats de leurs expériences les conduisent à postuler un déficit de théorie de l'esprit chez les autistes. Le signe cardinal en est un déficit d'attention conjointe comme résultat d'une absence d'identification à l'état mental des autres. En tant que détecteur d'intentionnalité, le détecteur de la direction de regard prend une place d'importance dans leurs études. Mais, Lucchelli convient que la théorie de l'esprit ressemble plus à une théorie anthropologique des « non-autistes », qu'à une caractérisation clinique en propre de l'autisme. Le social, omniprésent dans la théorie de l'esprit, rappelle ironiquement la VIème thèse de Marx sur Feuerbach ; « L'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité elle est l'ensemble des rapports sociaux ». L'autisme se trouvant ainsi en quelque sorte exclu de la théorie de l'esprit, la tendance thérapeutique pousse ses partisans à vouloir pallier ce déficit par un apprentissage, soit comportemental, soit éducatif. Et Lucchelli se demande : comment en effet combler ce qui est irrémédiablement déficitaire dans l'autisme ?
Pour lui, c'est l'ouvrage " L'intervention précoce pour enfant autistes" (2016) du psychiatre franco-canadien Laurent Mottron, qui produit un renversement majeur de perspective. Car, si au contraire de mettre l'accent sur le déficit (l'attention conjointe), on le déplace sur ce qu'il a (ou ce qu'il est) en propre (les intérêts restreints), l'autisme sort d'une certaine exclusion. Il devient, soit une « différence », soit une « structure », mais point une maladie. Et c'est le point de convergence essentiel avec l'abord psychanalytique qui oriente Lucchelli, à quelques nuances près. Prendre les autistes pour ce qu'ils sont, incite, d'après Mottron, plutôt à adapter la planète à l'autisme. Vaste projet, qui retrouve tout de même une limite : distinguer une forme clinique « prototypique » (qui correspond à l'autisme de Kanner) d'une autre « syndromique ». Question qui devient pour Mottron « la première tâche qui incombe au clinicien à l'heure du diagnostic, et la première notion qui oriente les décisions d'intervention ». Alors, essentiellement pour l'autisme prototypique, Lucchelli note que Mottron indique certaines directions de pratique : les projets éducatifs des enfants autistes doivent être les mêmes que ceux des enfants typiques ; détecter l'intelligence de l'enfant et ses préférences ; mettre l'accent sur les intérêts restreints ; montrer avant de dire ; laisser l'enfant seul avec ses centres d'intérêts ; prendre une place de « tutelle latérale » ; favoriser une socialisation de type autistique ; distinguer les comportements atypiques des manifestations envahissantes.
Lucchelli aborde alors les convergences entre deux modalités de prise en charge, celle qu'on vient de décrire, et celle, psychanalytique, orientée principalement par Jean-Claude Maleval, qui prend point de départ dans l'ouvrage de ce dernier L'autiste et la voix (2008). Mais aussi, il note les points de divergence, qui ne sont pas sans importance. D'abord, la manière d'aborder l'angoisse : pour Mottron, c'est la privation d'information qui engendre l'angoisse et non l'inverse, alors que pour Maleval les moyens qui doivent être mis en œuvre pour contrer l'angoisse sont d'un autre ordre que l'amélioration du cognitif. Enfin, Maleval considère que l'autiste a un inconscient, manifesté notamment par l'existence d'un corps libidinal et d'un « bord » pulsionnel, alors que Mottron conçoit l'autisme comme une cognition différente, une intelligence singulière, en prenant moins en compte le monde affectif de l'autiste.
Lucchelli conclut son livre avec ses propres considérations, qui traversent autant le dialogue de Platon Ménon, que la culpabilité des parents, mais aussi bien l'idée que rien n'est préétabli et que la seule stratégie est celle d'être ouvert à ce qui fonctionne, laissant l'autiste, enfant ou jeune, « rencontrer » son propre monde. Il dit qu'une question traverse son ouvrage dès le début : la pratique psychanalytique a-t-elle un rôle à jouer dans l'approche de l'autisme ? Nous laissons à chaque lecteur le choix de décider s'il y a répondu.
Eduardo Mahieu
L'Information psychiatrique
ECF Echoppe, coup de coeur de la librairie
30/08/2018
" Autisme : quelle place pour la psychanalyse ? ", éd. Michèle
Juan Pablo Lucchelli
Préface de Jean-Claude Maleval
Postface d’Ariane Giacobino
Le livre de Juan Pablo Lucchelli s’ouvre sur un portrait : Anna, trois ans, « absorbée par ses chaussures neuves avec fermeture velcro », toute à ses manipulations et ses circuits, puis soudain immobile et comme clouée au sol, est « toujours en silence, puissante en silence ».
Les échelles d’évaluation la disent atteinte d’un « trouble envahissant du développement », mais n’indiquent pas comment accueillir ce réel qu’est le silence de sa fille. Anna tire à son père un texte magnifique, qui tente de serrer en vain l’enfant en son mutisme.
Ce réel qui résiste à l’écriture défait les certitudes et les clivages établis. Quelles théories pour en rendre compte, et quelles pratiques pour l’entamer ? J. P. Lucchelli, psychiatre et psychanalyste, questionne d’abord sans complaisance la psychanalyse dans son abord de l’autisme. Quels ajustements théoriques et cliniques la pratique avec des sujets autistes a-t-elle imposés ? En a-t-on tiré tous les enseignements concernant la spécificité de l’autisme ? Et a-t-on distingué sérieusement autisme et psychose ?
Dénoncant les pratiques de rééducation comportale intensive, Lucchelli met ensuite en regard les approches qui s’attachent à soutenir une logique propre de l’autisme, hors d’une perspective déficitaire – notamment celles de J.-C. Maleval et de L. Mottron. Partant de postulats sans commune mesure, psychanalyse et cognitivisme parviennent ici à des préconisations très proches en matière de prises en charge. C’est le signe, pour Lucchelli, d’un savoir travaillé par le même réel, qui tient compte de la manière dont les autistes s’accrochent au monde via des objets ou des intérêts restreints.
Polémique, déroutant parfois, mais rigoureux, l’ouvrage convoque le lecteur au cœur d’un débat clinique, éthique et politique d’une actualité vive. Il se fait plaidoyer pour des modalités d’intervention qui tiennent compte des investissements autistiques, dont l’émergence, toujours, dépend de « choix » et de « rencontres » contingentes.
Claire Brisson
Publié sur le site ECF-Echoppe, première librairie lacanienne de France.
Magazine Le Point du 10 août 2018 consacré à Jean-Claude MILNER et la Sexualité
10/08/2018
"Que devient l'acte sexuel après #MeeToo ?" Dans le cadre du Banquet du livre de Lagrasse, le philosophe, linguiste et historien est revenu sur l'affaire Weinstein.
Par Valérie Marin La Meslée, Le Point 10 août 2018.
« Chacun des deux corps demande à devenir un, mais c'est impossible et il faut recommencer, recommencer, recommencer toujours pour le même résultat où le seul moment qui ressemble un petit peu, mais pour 30 secondes, au plaisir, c'est le relâchement des muscles. Mais pour le reste, dit Lucrèce, le plaisir sexuel, ça n'existe pas. Le plaisir existe, mais l'acte sexuel, c'est le plaisir impossible. » Vous venez de lire un passage de Lucrèce (extrait de De natura rerum) « raconté » par Jean-Claude Milner lors du Banquet du livre de Lagrasse, dans les Corbières.
La femme, éternelle victime
Nombreux étaient les festivaliers qui attendaient sa conférence (un grand moment, chaque année) avec une curiosité amusée et admirative : qu'est-ce que le linguiste, philosophe et historien de 77 ans allait bien pouvoir dire sur l'affaire Weinstein, ce mercredi 8 août, sous le grand chapiteau dressé face à l'abbaye du village ? Les habitués savent que les interventions de l'auteur de La Puissance du détail (Grasset), Relire la Révolution (Verdier), ou encore Considérations sur la France au Cerf sont un festival d'intelligence et d'humour, et pour rien on ne manquerait celle-ci, intitulée « Troubles dans la sexualité », au programme de ce Banquet 2018 « Dans la confusion des temps ».
Au sortir, comme à chaque fois, on n'est pas toujours sûr d'avoir tout bien compris, on n'est pas toujours d'accord, mais on n'est pas déçu tant cette intelligence hardie nous a nourris et stimulés. Même si les questions soulevées par Milner en ont perturbé plus d'une et d'un : pour lui, en effet, le point de départ est incontestable, mais ce qui se profile à son point d'arrivée pose de nombreuses interrogations, et l'inquiète. Notamment parce qu'il décode, derrière le mouvement #MeToo, né aux États-Unis une vision de la femme « structuralement faible », et donc, éternellement victime. Et de prendre pour exemple ces cas où la plaignante peut considérer, après coup, qu'il s'agit d'un viol, puisqu'elle se trouvait sous l'emprise du plus fort.
De l'exception à la règle
Milner, qui socialise une fois par an à Lagrasse (l'exception estivale), a expliqué pourquoi il s'était très tôt intéressé à cette affaire qu'il situe, bien au-delà du fait divers, comme la marque d'un déplacement important de la représentation de la différence sexuelle dans les sociétés « euroatlantiques ». « L'affaire Weinstein, dit-il, n'est pas une exception scandaleuse, comme ont pu l'être les affaires Polanski ou Woody Allen. Au nombre de réactions qu'elle engendre, et des prises de paroles massives que souligne le moi aussi, elle révèle le passage de l'exception à la règle. L'affaire, et ses conséquences, s'entend, marque aussi l'échec ou à tout le moins la limite de bien des combats antérieurs (féministes) et interroge le penseur : où est-ce que le mouvement #MeeToo nous mènera ? » « Dans la conception classique, y compris chez un certain nombre de féministes, il y avait une différence de nature entre l'acte sexuel consenti et le viol. Et puis, il y a eu dans le mouvement féministe, non plus une différence de nature mais de degré, tout acte sexuel pouvant confiner au viol si certaines précautions ne sont pas prises. Il me semble que le mouvement #MeeToo va un pas plus loin : si Weinstein est la règle et pas l'exception cela veut dire que le viol est la vérité de l'acte sexuel. Rétroactivement, l'acte sexuel devient un viol. C'est très troublant. »
On imagine le silence de l'assemblée devant une telle affirmation. Avant d'en arriver là, Milner s'était paré de textes fondateurs de la représentation de l'acte sexuel, qu'il a divisé en deux modèles : celui de la fusion, deux corps deviennent un seul, et celui de l'usage : deux corps se servent l'un de l'autre pour la procréation, le plaisir, etc. Et c'est ainsi que de Lucrèce (Platon, lui, rusant » en troquant les âmes contre les corps), pour ce qui est de la fusion, Milner est arrivé à Kant, pour lequel, dit-il, « l'acte sexuel a pour horizon le cannibalisme, heureusement inatteignable ! »
De Lucrèce à Kant
Et de rappeler comment le philosophe allemand a prôné le contrat de mariage pour que « chacun des deux corps se serve de l'autre, à égalité, en annonçant à l'autre son consentement, pris une fois pour toutes de matière symétrique, simultanée », le conférencier précisant que la liste de détails prosaïques donnés par Kant au chapitre « Doctrine du droit » de sa Métaphysique des mœurs fut jugée ridicule à l'époque. « Son texte est un chef-d'œuvre d'humour noir (dans le contrat, la femme est dite en danger de mort par la grossesse, et l'homme aussi, que menace la demande sexuelle de sa partenaire !), et de comique, Alphonse Allais, ce n'est rien à côté ». Il fallait y revenir, à l'heure où la notion de contrat fait fureur, « notamment dans les pays nordiques, pour que le coït ne soit pas un viol, il faut contresigner un document établissant ce à quoi chacun a consenti au cours de l'acte sexuel ».
Chacun ? Oui. Mais à égalité ? En convoquant Marx, le discours de Milner montre toutefois que, quel que soit le contrat, le rapport utilisateur-utilisé n'est jamais égal : « l'usage n'est jamais symétrique ». Pas de consentement libre donc entre inégaux ou alors illusoire ! Or, c'est cette inégalité de base que le philosophe a vue resurgir dans le mouvement #Me too qui, suggère-t-il, a « développé une sorte de doctrine sous-jacente concernant la force et la faiblesse ». En partant d'un cas particulier où la force aussi bien physique qu'économique de Weinstein était objective, la réaction en chaîne (par le parallèle) à l'affaire a généralisé ce rapport entre fort et faible. Si Milner n'a jamais vu cette « doctrine » s'exprimer ainsi, elle lui « paraît à l'œuvre ».
Quelle révolution pour accompagner #MeToo ?
Or, si la révolution sociale sur la base de la conscience de classe a accompagné les mouvements ouvriers, « il n'y a pas d'équivalent à la révolution sociale dans le domaine sexuel ». Comment accompagner, porter, poursuivre, circonscrire le point de départ (incontestable) de MeeToo ? Car pour Milner, ce qui se profile comporte des risques ; que peut le droit face à ce qui se relèverait dès lors d'une « faiblesse structurale » ? Au mieux, protéger le plus faible… Et ce faisant, l'entériner comme tel. Que dit la déclaration des droits de l'homme de 1789 (sur laquelle a beaucoup travaillé Milner) au sujet du corps (sous entendu faible) ? Est-ce qu'on voit venir un acte sexuel alors délivré du contact avec l'autre, et livré à la technologie – qui, elle, se règle, cf le mode d'emploi des sex toys ! – ou va-t-on carrément à la prohibition de l'acte sexuel, selon un terme qui recouvre par ailleurs une réalité historique bien connue aux États-Unis ? Autant de questions passionnantes et dérangeantes…
« Réserver la position du structuralement faible à la femme oblige aussi à poser la question de l'enfant. Cela entraîne par ailleurs une méfiance par rapport à tout ce qui touche au corps, jusqu'à l'idéal de désincarner l'acte sexuel. Je pense que #MeeToo devrait toujours revenir à son origine, ne pas oublier que l'autonomie du corps de la femme était la question de départ, on ne peut pas traiter un corps comme ça, mais pas non plus en tirer la conséquence que le corps ne doit plus être en jeu. #MeeToo est né aux États-Unis et ne devrait pas devenir un élément de l'idéologie étatusinenne de méfiance à l'égard des corps, de domestication de tout ce qui est organique. »
Une réponse à la française ?
Faut-il répondre « à la française », comme les protestataires du fameux texte paru dans Le Monde ? Cette résistance relève à ses yeux de « l' éloge de la bonne cuisine française », autrement dit, un peu légère pour s'opposer à ce qu'il entrevoit. Mais alors que propose-t-il ? « Je n'ai pas de solution, je pense qu'il faut faire attention au coup par coup, par une résistance de tous les instants, ne pas faire que tout couple sexuel s'apparente à un rapport de maître à esclave, que le sadomasochisme devienne la vérité du couple et le viol la définition du coït. »
Le philosophe, qui a écrit un texte dans un recueil à paraître (aux éditions Michèle) intitulé "Sexualités en travaux", avec Slavoj Zizek et le psychanalyste Juan Pablo Luccheli, a ainsi invité l'assemblée à considérer « ce signe qu'est #MeeToo dans la question du sexuel », au-delà des sidérations diverses. Les festivaliers, et jusqu'au lendemain autour des tables, discutaient encore de ce qui leur avait été offert au menu de ce Banquet, relevant les manques, admirant les rapprochements ou les contestant. Et c'est bien ce qui s'opère dix jours durant dans ce petit coin des Corbières : réveiller les consciences, prendre du recul, relire les grands textes et guetter les nouveaux, en bref, trouver des repères dans la confusion des temps.
Valérie Marin La Meslée, in Le Point, du 10 août 2018.
OEDIPE LE SALON- Critique d'Annick Bianchini
27/03/2018
Juan Pablo Lucchelli
Lacan, De Wallon à Kojève
Préface de Serge Cottet
Editions Michèle, 2017, 220 p. 21€
Dans cet ouvrage, Juan Pablo Lucchelli étudie les travaux de Jacques Lacan, dans une période qui se situe de 1933 à 1948. Il entend démontrer que l'œuvre du psychologue et médecin Henri Wallon, ainsi que la rencontre avec le philosophe Alexandre Kojève, ont été déterminantes pour Lacan dès le début de sa vie intellectuelle, cela à partir de deux écrits fondamentaux : « Le stade du miroir » (1936) et « Les complexes familiaux » (1938). « Le premier est à l'origine de l'invention du stade du miroir par Lacan, le second est connu pour avoir diffusé la pensée de Hégel, très respecté à l'université dans un séminaire entre 1834 et 1936, fréquenté par des noms prestigieux tels que Raymond Queneau, Bataille, Jean Hyppolite, etc. En parallèle, Lacan lui- même organise des soirées à domicile auxquelles Kojève est convié. », écrit Serge Cottet dans sa préface. L'œuvre entière de Jacques Lacan serait donc marquée par les intuitions de la jeunesse, et notamment des rencontres faites après sa thèse de médecine.
L'expression « Le stade du miroir », forgée par Lacan, correspond au moment où un enfant reconnaît l'image de son corps dans un miroir. Juan Pablo Lucchelli suggère que cette fameuse étape s'inspire de Wallon.
Dans la première partie du livre, Juan Pablo Lucchelli tente de démontrer la dette de Lacan envers Wallon, mais aussi et surtout de faire surgir les divergences entre les deux auteurs à propos de la construction de la personnalité de l'enfant. « Wallon, affirmant le primat du social, et futur communiste, ne s'intéresse pas comme Lacan à tout ce qui fait l'étrangeté de cette image spéculaire : le visage, le masque. Là où Wallon dit “dédoublement ”, Lacan dit “morcellement”. Là où wallon dit sympathie, échange, communication, Lacan dit plutôt discordance. En effet, selon Lacan, le sujet ne gagne son unité, conquise sur le corps morcelé, que vers trois ans, au prix d'un morcellement mental qui l'aliène à l'alter ego dans une tension agressive, aux deux pôles de la rivalité et de la jalousie», écrit Serge Cottet.
Dans la seconde partie du livre, Juan Pablo Lucchelli fait référence au philosophe russe Alexandre Kojève. Il est certain que la philosophie de Hegel, revue et corrigée par Kojève, a eu une grande importance dans le cheminement intellectuel de Lacan. Jacques Lacan a d'ailleurs pu lire Wallon avec Kojève. « Avec beaucoup de précision, J. P. Luchelli distingue donc l'apport conceptuel de Wallon à celui de Hégel, ce dernier lui permettant de rompre complètement avec les modèles viatalistes et darwiniens », écrit Serge Cottet.
On voit se profiler, derrière la conception lacanienne du désir comme désir de l'autre, le désir comme aliéné de Kojève. Le désir de l'autre, qui concerne l'Autre avec une majuscule, également utilisé chez Kojève, définit chez Lacan le fait que l'être humain est essentiellement un être de langage.
Le lecteur pourra revisiter la dalectique du maître et de l'esclave, que l'on connaît depuis Hegel, et parcourir ce que Lacan nomme dans le séminaire sur Le Transfert, « la métaphore de l'amour » à partir du Banquet de Platon : à savoir, le passage d'un état subjectif à un autre. On passe d'être aimé à être amant, d'érôménos à érastès. Quand le sujet éprouve le manque, il désire, et quand le manque est assouvi, le désir s'éteint.
La découverte de cinq lettres inédites de Lacan à Kojève à la Bibliothèque Nationale de France, datant de 1935, récemment publiées par Jacques-Alain Miller, témoignent des liens étroits entre les deux hommes. Et il n'est pas exclu de penser que le philosophe ait été initié au savoir clinique par Jacques Lacan.
Annik Bianchini Depeint
Article publié dans Oedipe le Salon
ACF VAL DE LOIRE BRETAGNE le 16 mars 2018
16/03/2018
Un entretien réalisé par Bénédicte TURCATO et publié par l'Association de la cause freudienne, Val de Loire, du 16 mars 2018, « Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes », éd. Michèle, 2018.
« Être parents au 21e siècle. Des parents rencontrent des psychanalystes ». Myriam Chérel répond à nos questions sur cet ouvrage qui s’enseigne de dix ans de pratique au CPCT-parents de Rennes.
Bénédicte Turcato – Des sculptures d’Auguste Rodin de l’aube du 20e aux fictions télévisuelles ou cinématographiques contemporaines dont ce livre s’enseigne,comment les artistes traitent-ils la question d’« être parents » ?
Myriam Chérel – Les poètes « nous devancent de beaucoup » et ont accès à « des sources que nous n’avons pas encore explorées » nous dit Freud. Aujourd’hui ce sont aussi les scénaristes qui nous enseignent sur le Réel.
La série Private Practice que nous évoquons dans le livre traite depuis déjà plusieurs saisons de l’appel à la médecine pour faire famille et ses conséquences. Par exemple, le changement du statut de la maternité et donc de celui de la mère. En effet, au 21e siècle, la maternité devient incertaine, là où auparavant seule la paternité était le lieu de ce questionnement.
Le discours de la science, avec ses offres multiples, pousse à un illimité qui n’est pas sans faire référence à celui de la jouissance féminine, et qui vient, entre mères porteuses, dons d’ovocytes, adoption partielle comme aux USA, etc., questionner qui est la mère ? La série le scénarise fort bien. Et puis, au CPCT-parents nous accueillons des pères et mères inquiets à propos de leur adolescent qu’ils voient n’avoir que des relations virtuelles, dites fictives.Le film Her va plus loin encore en posant la question de l’amour virtuel. Est-ce une vraie relation ? Her vient souligner, relève P.-G. Guéguen que l’amour ne peut se passer des corps, il y faut cette mise.
BT – Etre parents : Quels changements, quels invariants ?
MC – De toujours, la venue d’un enfant interroge chaque homme, chaque femme sur sa position ou fonction auprès de lui. Cette interrogation constitue un invariant. Autrefois, pour s’orienter il y avait un discours qui venait, sous la loi paternelle, indiquer la place de chacun. Au 21e siècle, les remaniements contemporains de l’ordre symbolique ont ouvert un trou dans le savoir, jadis masqué par la fonction du père et de l’interdit. Dès les années 30, Lacan avait fait part de cette extension du domaine du Nom-du-Père dans le contexte des familles divorcées. Nous n’avons pas à être nostalgiques mais plutôt inventifs. La famille dont on parle au CPCT-parents est celle où chacun essaye d’inventer sa position.

BT – Le CPCT-parents me semble à la pointe de la clinique : est-ce un effet du dispositif ? Un effet de l’offre faite à partir du signifiant "parent" ? Pourriez- vous nous en dire davantage sur ce qui opère au CPCT ?
MC – Le CPCT est un dispositif d’accueil en tant que « lieu alpha » comme le nomme J.-A. Miller dans son texte d’orientation repris dans ce livre, c’est-à- dire que ce n’est pas un simple lieu d’écoute, mais un lieu de réponse, non pas prête-à-porter mais à inventer. Au CPCT de Rennes, le S1 « parents » qui lui est accolé peut, de façon métonymique, aller de pair avec celui contemporain de parentalité et venir boucher la demande particularisée de ces pères et de ces mères, car à notre époque les discours sur la parentalité sont très à la mode - sauf qu’ils sont très protocolaires - un « bien penser » pour tous, venant dire ce que serait être une bonne mère, un bon père, etc. Au CPCT-parents, il ne s’agit ni de les éduquer ni de les juger, ni de les coacher, mais leur faire offre de se soutenir du discours analytique, discours qui porte au bien dire et use du signifiant pour traiter le réel rencontré en prenant en compte l’histoire familiale et les circonstances dans lesquelles la situation de crise est survenue. Alors, le parent devient sujet et peut se faire responsable de ce qui le gouverne à son insu et se construire son propre savoir-y-faire avec les embrouilles de sa jouissance. Peut-être pouvons-nous dire « à la pointe de la clinique » dans le sens où les psychanalystes lacaniens accueillent ce qui se trame pour le sujet contemporain, sans avoir l’idée de ce qui serait mieux pour l’enfant, pour le parent ou la famille, car c’est une réponse à inventer. Lorsqu’un parent vient au CPCT, car il rencontre une difficulté majeure avec son enfant, c’est souvent de l’enfant qu’il a été dont il parle, et/ou les parents auxquels il a eu à faire. Oui c’est un lieu de réponse, mais une réponse unique à chaque fois, et c’est pour cela que c’est à la pointe, c’est toujours au plus juste de ce que dit le sujet.
BT – Quels effets de l’extension du numérique sur « être parent » ?
MC – Le type de lien social des enfants du 21e siècle a changé : il a pour particularité d’être en réseau. Il s’agit dès lors à chacun de trouver sa formule pour faire avec cette nouvelle modalité du lien social. Au CPCT les parents font part de leur inquiétude quant aux objets numériques car on entend de toute part des éducateurs ou des soi-disant experts de la parentalité énoncer le danger que représenterait le trop d’écran.
Or c’est plutôt ce que le sujet en fait qui peut le mettre en danger : le dévoilement du plus intime avec la publication de photos honteuses En tant que tel, l’objet n’est pas à supprimer, car la psychanalyse nous enseigne que le surmoi jouisseur ne peut se traiter par un surmoi censeur. par exemple.
Et puis, il y a un grand risque à retirer l’objet comme le portable à son ado car c’est le couper de son lien social. La conversation de la cour de récré se poursuit via les sms ou sur les réseaux. Deux grands risques alors : celui de tout mettre de l’intime à la vue d’autrui, et celui de couper le sujet du lien social. La parole peut permettre à un sujet ado qui se plaint d’un en-trop, d’inventer sa réponse pour réguler son usage de son portable ou de ses pratiques de jeux vidéo. Permettre à chacun de bien vouloir se faire responsable de ce qui le mène à son insu et trouver sa régulation, plutôt que d’opposer un surmoi censeur au surmoi jouisseur, est ce qu’offre la psychanalyse, autant aux parents du 21e siècle qu’à leurs enfants.

L'HEBDO BLOG du 4 mars 2018
04/03/2018
« ADOLESCENTS, SUJETS DE DESORDRE », une interview croisée de M-C Ségalen , A. Oger et J.-N. Donnart
Cécile Wojnarowski : Vous venez de publier Ⱥdolescents, sujets de désordre1, dans la collection Je est un autre, des Éditions Michèle. Vous y témoignez de votre expérience d’un dispositif d’accueil à l’adresse d’adolescents en difficultés, Entrevues. De quel désordre l’adolescence est-elle le nom ? Quel écart faites-vous entre le désordre et le symptôme ?
Chacun convient que l’adolescence est une période de « désordre » : celui-ci s’exprime aussi bien en famille qu’au collège, au lycée, jusque dans la rue parfois. Il prend des formes variées, de la rébellion à l’isolement, de l’addiction aux jeux à la « phobie scolaire », c’est le temps des choix difficiles pour le meilleur et quelquefois, pour le pire. Ce désordre est à lire surtout comme l’écho d’un désordre plus intime que rencontre le sujet dans sa pensée, son corps et ses liens, face à la rencontre du nouveau qui surgit dans sa vie Après l’enfance2 et le confronte à un impossible, celui du non rapport sexuel, indexant un point de béance, source de bouleversements.
Marie-Hélène Brousse, dans l’interview qu’elle nous a accordée, le formule d’une autre façon : » Les « Figures du désordre » et les vignettes que nous avons choisies pour témoigner de cette expérience résonnent de ce désordre de la pulsion.
CW : Qu’est-ce qui a nécessité la création de ce dispositif ? Quel est ce pas de côté que vous opérez par rapport à des jeunes pas forcément « demandeurs » voire en position de refus ?
Le CMPP où est né Entrevues accueillait déjà de nombreux adolescents, mais nous avions l’idée que pour nombre d’autres, la demande d’un rendez-vous, son attente, s’avérait rédhibitoire : certains évènements-symptômes ne souffrent pas les délais des listes d’attente. Il s’agissait aussi de se régler sur la hâte, moment propre à l’adolescence. La souffrance bruyante ou silencieuse de ces jeunes était à entendre, même sans demande, comme modalité d’appel et nécessitait une réponse nouvelle. Nous avons imaginé, à l’instar d’autres institutions de psychanalyse appliquée, un dispositif souple, permettant un accueil rapide de la souffrance subjective, à durée limitée, six rendez-vous dans un premier temps. Bien entendu, il ne s’agit pas d’offrir six petits tours et puis s’en vont ! Mais de tenter de créer les conditions pour qu’un désir émerge et de viser une poursuite au-delà, avec le même partenaire.
CW : Votre ouvrage témoigne de la façon dont vous accueillez chaque sujet dans sa singularité. Vous faites une offre de rencontre « pour essayer ». Qu’est-ce qui permet parfois que l’essai soit transformé au cas par cas ? Qu’est-ce qui oriente votre intervention ?
C’est en effet une question toujours à remettre sur le métier, raison pour laquelle nous continuons d’affirmer qu’il s’agit d’un dispositif expérimental, bien qu’il ait aujourd’hui dix ans d’existence. Les adolescents que nous recevons sont souvent peu enclins à parler, plutôt dans le refus ou la réticence, malgré tout il s’agit de permettre au sujet de trouver le chemin de la parole, de l’accueillir dans sa singularité, son « incomparable ». Réduire la demande de notre côté, par exemple, ou mettre à l’écart les normes surmoïques de l’Autre, sont autant de façons d’indiquer que malgré l’inadéquation du langage à dire ce qui se rencontre, tout sujet n’a guère que cet outil-là. « Essayer », sur un temps limité, suppose donc une opération de soustraction du côté du clinicien, soit un calcul entre compte à rebours et temps logique du sujet. L’expérience nous montre que même sur une temporalité réduite, le pari sur un nouage transférentiel peut infléchir le parcours de certains sujets et prêter à conséquences.
CW : Qu’est-ce que votre expérience vous enseigne sur ces adolescents?
Tout d’abord, la pertinence de l’enseignement de Lacan et sa lecture par Jacques-Alain Miller, pour aborder cette clinique contemporaine, bien souvent hors les normes. Le fait que bon nombre de jeunes ne viennent pas avec un désir de savoir, mais sur une mise en avant de leur jouissance, nous conduit à utiliser les outils de la fin de l’enseignement de Lacan : en particulier, la logique des Uns-tout-seuls et de l’absence de rapport sexuel sont des clefs pour élucider les symptômes contemporains. Pour autant, nous ne renonçons pas à nous servir des catégories de la clinique classique telles que la logique du stade du miroir ou celle de l’automatisme mental, par exemple.
Les adolescents nous enseignent surtout qu’en matière de nouveauté, il est nécessaire de se mettre à l’école de leurs désordres et de leurs dires. L’Autre se doit d’accueillir le nouveau, l’étranger, l’unheimlich. C’est une leçon éthique et aussi politique qu’ils nous donnent. Nos quatre contributeurs à cet ouvrage – Marie-Hélène Brousse, Philippe Lacadée, Laure Naveau et Daniel Roy – apportent aussi leur précieux éclairage sur cette clinique résolument contemporaine.
1 Donnart J.-N., Oger A., Ségalen M.-C., Ⱥdolescents, sujets de désordre, Paris, éditions Michèle, 2016.
2 Après l’enfance, 4ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant.
Revue du Coutil en lignes, par Sophie LOGEAIS, fév.2018, numéro 22
10/02/2018
Article de Sophie Logeais, Sur l'ouvrage "La jouissance chez Freud", collectif sous la direction de Philippe de Georges, éditions Michèle, 2016.
Cet ouvrage collectif, dirigé par Philippe De Georges, provient d’un séminaire de l’École de la Cause freudienne qui a étudié La jouissance chez Freud. Il prend comme axe de travail le fait de « se laisser […] conduire par la lettre de Freud1 ».
Avant de devenir un concept, le terme de jouissance est avant tout un mot de la langue commune qui nous renvoie au plaisir. Ce concept a été introduit par Jacques Lacan. Pourtant, Freud, n’a cessé de l’évoquer dans ses écrits sans la nommer ainsi.
Chez Freud, la jouissance ne s’attrape pas. Comme le souligne Philippe De Georges, « l’œuvre de Freud est jalonnée de notations et d’indications cliniques, de remarques et d’éléments théoriques qui trouvent leur aboutissement chez Lacan sous le nom de jouissance »2.
Freud s’impose « un détour difficile, qui devra le conduire du principe de plaisir, à son au-delà »3. Le choix d’évoquer la pulsion a permis de tracer le chemin vers ce concept de jouissance. Cet ouvrage précise le travail entrepris par Lacan, sa lecture de Freud et le pas de plus apporté afin de nommer le concept de jouissance. Freud a ouvert la voie sans la définir, « le nom lui manque, mais pas les mots »4. Lacan, lui, en fera un signifiant.
Comment parler de jouissance sans évoquer le corps ? « Pour jouir, il faut un corps5 » nous dit Lacan. D’ailleurs, « la pulsion freudienne témoigne, dès ces balbutiements théoriques, [...] de la conviction qu’il y a tension et nouage entre et corps et langage6 ». En effet, sans l’introduction du signifiant, l’organisme ne suffit pas à avoir un corps. Le sujet a un corps, mais le sujet n’est pas un corps. L’être qui parle, le parlêtre est affecté par la jouissance. La clinique freudienne en témoigne à travers l’ensemble de ses cas. Après une lecture des célèbres et incontournables cas freudiens de la névrose hystérique et obsessionnelle, le texte s’inspire du cas du président Schreber pour faire un pas de plus. Si dans l’Homme aux rats, la jouissance du sujet est par lui-même ignorée. S’il a affaire à une jouissance méconnue, qu’en est-il de la jouissance du sujet psychotique ? Avec Schreber, on découvre une autre définition de la jouissance : la jouissance comme ininterrompue.
L’ouvrage souligne par ailleurs l’interprétation divergente des Mémoires de Schreber entre Freud et Lacan. En effet, si le premier s’en inspire pour avancer l’hypothèse d’un lien entre la paranoïa et une supposée homosexualité inconsciente, le second s’intéresse plus à la structure qu’à la cause de cette dernière. Comme le souligne Philippe De Georges, Schreber se fait lui-même le support7 à « ce que Dieu ou l’Autre jouisse de son être passivé8 ». Cet énoncé nous éclaire sur la modalité de jouissance du paranoïaque : elle s’exprime au travers de l’Autre.
Pourtant, dans la psychose, la jouissance n’est habituellement pas séparée de l’Autre, elle n’est pas réglée par le phallus. Comme l’indique Philippe De George, dans la schizophrénie, la jouissance « erre dans le corps morcelé du schizophrène 9 », pour qui la jouissance n’est pas localisée et renvoie à l’identification à l’objet déchet. Enfin, chez le sujet mélancolique, elle s’articule, selon Freud, à une culture de la pulsion de mort.
En somme, comme le rappelle Christophe Delcourt, l’un des auteurs de l’ouvrage, le texte de Schreber et l’analyse freudienne représentent « une boussole pour quiconque prend au sérieux la recommandation lacanienne de ne pas reculer devant la psychose10 ».
1 Lacan J. « D’un dessein », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 364.
2 De Georges P., La jouissance chez Freud, Paris, Éditions Michèle, 2016, p. 19.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 131.
5 Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 28.
6 De Georges P., op. cit., p. 36.
7 Ibid., p. 83.
8 Lacan J., « Présentation des Mémoires d'un névropathe », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 215.
9 De Georges P., loc. cit.
10 Ibid., p. 85.

FONDATION AGALMA - Professeur François Ansermet, 9 février 2018
09/02/2018
Lacan, de Wallon à Kojève
Ed. Michèle, déc 2017
Excellent livre de Juan Pablo Lucchelli, « Lacan, de Wallon à Kojève », qui explore Lacan avant Lacan, ou plus précisément une période première, initiale, fondatrice chez Lacan. Celle-ci se cristallisera deux textes « Les Complexes Familiaux » et « Le stade du miroir », qui constitue d’une certaine manière le point névralgique à l’origine de son œuvre psychanalytique. Ce texte premier de Lacan condense en effet en lui-même la construction d’une pensée novatrice en psychanalyse d’un auteur qui deviendra un des noms clé dans l’histoire de la psychanalyse.
Le livre de Juan Pablo Lucchelli surprend dans le champ psychanalytique. Il innove en retrouvant les racines de la pensée de Lacan. Tout en mettant à disposition une étonnante érudition. Comme le signale Serge Cottet, qui en fait la préface, dont c’est à ma connaissance le dernier texte avant sa mort récente, le travail de Juan Pablo Lucchelli est une recherche « à la fois historique et épistémologique, …s’y déploie sur une partie de l’œuvre de Lacan un peu oubliée ». Il s’agit de la période qui va de 1933 à 1948.
Lucchelli enquête avec opiniâtreté pour mettre à jour l’ensemble des sources à l’origine de l’œuvre de Lacan et en particulier de ses deux écrits initiaux.
Le livre retrace l’influence de Kojève et de Wallon sur le jeune Lacan. Lacan apparaît « à l’affut d’outils théoriques qui lui permettent de rendre compte et de la folie et de la psychanalyse » (Lucchelli, Lacan, de Wallon à Kojève, p.103). L’influence de Wallon s’avère décisive, alors que Lacan dans ses textes reste très discret sur cette source essentielle. Lucchelli s’emploie à démontrer la proximité des concepts des deux auteurs. Dans « Les origines du caractère chez l’enfant » (1934), Wallon confronte l’enfant au miroir, à son image, à différents âges. Il fait valoir les différences que relève l’éthologie avec les singes supérieurs. Le texte rend compte de quelques découvertes philologiques inédites qui en disent long sur cette période de Lacan.
Passons en revue les découvertes présentées dans ce livre :
1) la première est la recherche textuelle de l’influence de Wallon sur Lacan. Même si l’auteur n’est pas le premier à la décrire, il lit de manière minutieuse le texte de Lacan et trouve des correspondances à tel point semblables que, comme le signale Serge Cottet, « l’apport de Wallon est si évident qu’on se demande ce qui distingue le psychologue de l’apport spécifique de Lacan ». Mais Lucchelli trouve aussi des traces du cours de Kojève sur Hegel, auquel Lacan assistait à l’époque, citons par exemple celle-ci, sous la plume de Kojève : « A ce stade [de l’esprit, que Hegel met en rapport avec l’enfance] l’être est morcelé » - or le « morcellement » est un des mots clé du « stade » du miroir;
2) Mais il y en a plus : Lucchelli a découvert à la Bibliothèque nationale de France cinq lettres inédites de Lacan à Kojève de l’année 1935 où le psychanalyste donne des informations très précieuses sur ce qui se passe pour lui à cette période : il tient une sorte de séminaire à son domicile du 16ème arrondissement, où il développe une sorte de « cours bis » par rapport à celui de Kojève ; on apprend grâce à ses lettres, que des noms clés de cette période de la culture parisienne participent à cette sorte de premier séminaire de Lacan : Queneau, Bataille, Leiris et, le même Kojève !
3) Troisième découverte originale mise à jour par cet ouvrage : on apprend que Lacan cite Maw Horkheimer dans « Les Complexes Familiaux » ce dont personne ne s’était aperçu et, qui plus est, on apprend que c’est de Horkheimer qui provient le diagnostic de « déclin de l’imago paternelle », car il en parle en 1936 dans un ouvrage cité par Lacan dans « Les Complexes Familiaux ». Mais cette dernière découverte aurait des conséquences, selon Lucchelli car, si Lacan citait Horkheimer en 1938, alors il n’est pas impossible que la mise en rapport entre Kant et Sade ne provient de lui, car c’est Adorno et Horkheimer qui mettent en rapport les deux auteurs en 1955, soir 8 ans avant Lacan. Une analyse du texte « Kant avec Sade » éclaire ce point important.
D’autres questions sont aussi évoquées dans cet ouvrage. L’auteur postule que les conceptions de la névrose obsessionnelle et le l’hystérie telles que Lacan les conçoit provient du cours de Kojève et de sa lecture des figures de l’esprit, à savoir le stoïcien et le sceptique. Ainsi, Lucchelli propose un « Kojève clinicien » et élucide les névroses lacaniennes à partir des concepts hégéliens et non de la clinique, y compris celle qu’utilisait Freud.
Le travail de recherche de Lucchelli est donc très approfondi et parvient à des conclusions très hardies, comme celle-ci, à propos de l’art de la (non)citation chez Lacan : « nous constatons que Lacan pratique la citation d’une manière pour le moins paradoxale : plus sa dépendance est littérale, moins il cite. ».
Le livre publie également un texte inédit de Kojève, qu’il devait écrire à quatre mains avec le psychanalyste.
Bref, « Lacan, de Wallon à Kojève », de Juan Pablo Lucchelli est un livre important, on voit se déployer une authentique activité de recherche et peu commune.
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 1/3 d'Eduardo MAHIEU
22/01/2018
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 1/3 par Eduardo MAHIEU
Juan Pablo Lucchelli
Lacan. De Wallon à Kojève
Paris : éditions Michèle, Paris, 2017 (Préface de Serge Cottet.)
Juan Pablo LucchelliLacan. De Wallon à Kojève Paris : éditions Michèle, Paris, 2017(Préface de Serge Cottet.)
L’ouvrage de Juan Pablo Lucchelli nous conduit par les sentiers du jeune Jacques Lacan dans la traversée initiale de son œuvre, « de Wallon àKojève ». Un premier Lacan (1938-1953) pour qui le nœud de l’action se situe au départ dans le texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » qu’Henri Wallon – médecin, psychologue et hommepolitique français, lui commande pour l’Encyclopédie française, qui paraît de1935 à 1939, dirigée par l’historien Lucien Febvre [1]. Ce livre peut être lu à la fois comme une enquête historique (presque « détectivesque »). Un sérieux travail de recherche des sources et archives des contacts personnels entre les protagonistes, mais aussi comme une analyse comparative (presque philologique) des inspirations théoriques, emprunts ou appropriations des notions par Lacan ; ou enfin comme une démonstration de l’empreinte durable des idées de cettepériode. Le tout poussé par une hypothèse piquante : « Lacan pratique lacitation d’une manière pour le moinsparadoxale : plus sa dépendance est littérale, moins il cite ».Nous ne savons pas exactement pourquoi Wallon se tourne vers le jeune Lacan pour la partie de l’Encyclopédie « La Famille », un nœud idéologique crucial d’une époque orageuse. Car, il y a aussi une intrigue politique en arrière-plan. Remarquons cela en quelques dates : en 1933,en Allemagne, Hitler finit avec la République de Weimar, créant un fluxde réfugiés ; en 1934, échoue à Paris une tentative de coup d’état par les groupes d’extrême droite, dont Action française ; en 1936 arrive au pouvoir en France le Front populaire ; en 1938,chute du Front populaire suivi en 1939 du début de la Deuxième Guerre mondiale, et en 1940, en France, Pétain estinvesti des pleins pouvoirs. La passion politique de l’époque se retrouve aussi dans le monde psychiatrique avec les mêmes ondes de choc : civilisation française contre kultur allemande,nationalisme antisémite réactionnaire contre « judéo-bolchevisme »ou germanophilie, gestalttheorie ou pou germanophilie, gestalt theorie ou psychanalyse contre « psychologie académique ». L’air du temps est électrique et les choix ne sont pas insignifiants dans ces va-et-vient.Le service d’Henri Claude à Sainte-Anne, où travaille Lacan entre 1927et 1931, accueille à la fois Eugénie Sokolnicka, analysante de Sigmund Freud, née à Varsovie, et Edouard Pichon, gendre du psychologue Pierre Janet et adhérant de l’Action française.Tous les deux sont membres fondateurs de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Ailleurs, le groupede L’Évolution psychiatrique, que vafréquenter Lacan, prône dans le pre-mier numéro de leur revue en 1925« l’obligation d’un contrôle » par l’esprit français des notions psychanalytiques allemandes en vue de son éventuel redressement, afin de les adapter au génie latin et sa civilisation. D’un autre bord, en 1928, le philosophe venu de Hongrie, Georges Politzer, fait paraîtresa Critique des fondements de la psychologie qui révise la psychanalyse à la lumière du matérialisme dialectique. La psychologie concrète qui est exposée, celle qui s’attache au drame de l’existence comme une nouvelles cience du je, du sujet à la première personne, marque de manière sensible la thèse de Lacan de 1932 et certains écrits postérieurs (sans pourtant que son nom y soit cité). Peut-on penser que ces sympathies puissent être pour quelque chose pour que Wal-on, éditeur en 1935 de À la lumière du marxisme, demande à Lacan la partie la plus importante dans le volume La vie mentale ? Nous ne le savons pas.En tout cas, c’est ici que commence le livre de Lucchelli.Dans la première partie du livre,le fameux « stade du miroir » trouve un commentaire minutieux profitable pour tous, profanes ou pas. Car, il s’agit de le situer par rapport aux travaux de Wallon sur l’enfant au miroir. Lucchelli suit de près l’introduction des différentes notions de l’article de 1938 de Lacan : la famille, les complexes,l’imago ; et puis ensuite leurs articu-lations à travers le sevrage, l’intrusion et l’identification. Il les expose et les explique de manière détaillée etclaire dans un souci de précision.Ce faisant, il aborde tangentiellement l’épineuse question des titreset intertitres successifs du manuscrit(commencé certainement en 1935),entre sa première publication en 1938 et ensuite celle de 1984. Les différents éditeurs (Febvre, Wallon, Miller)y mettent du sien, c’est toute une his-toire. Mais Lucchelli s’y réfère aussià une trouvaille qu’il a faite dans lesarchives : une lettre datée de 1935 deLacan à Alexandre Kojève, philosophed’origine russe ayant fait sa thèse dedoctorat en Allemagne avec Karl Jaspers, où il évoque déjà son travail « surla famille, considérée du point de vuepsychologique ». (lire la suite, c 'est juste dessous...)
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 2/3
21/01/2018
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 2/3 par Eduardo MAHIEU
Juan Pablo Lucchelli
Lacan. De Wallon à Kojève
Paris : éditions Michèle, Paris, 2017 (Préface de Serge Cottet.)
(...) La lettre intéresse Lucchelli, car il veut montrer qu’en même temps que Lacan travaille sur le texte demandé par Wallon, il assiste au séminaire du russe. Et celui-ci va à introduire dans son commentaire de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, la non moins célèbre « dialectique du maître et de l’esclave ». Ainsi, la trame d’un texte « écrit à quatre mains », « Hegel et Freud », nous est présentée
comme étant restée inachevé. La partie qui reviendrait à Lacan pourrait être lue dans ce texte sur la famille ? C’est ce que pense Lucchelli.
Mais, dans le commentaire comparatif que Lucchelli fait avec le texte de Wallon, Les origines du caractère de l’enfant, il y trouve des notions qui deviendront familières : la prématuration, le morcellement, la proprioception, et le miroir. Wallon lui- même trouve ses sources dans les travaux sur le chimpanzé par l’École allemande de Würzburg et les époux Bühler. En avancant dans la lecture, on y arrive au dédoublement subjectif que ces expériences permettent de penser : jalousie, rivalité, identi- fication, sociabilité. Parfois, on croit lire Lacan, mais Lucchelli nous montre qu’on lit Wallon... (qui n’est pas cité dans la bibliographie finale des complexes familiaux, alors même qu’il a peut-être mis sa plume pour quelques intertitres). On dirait presque que l’expérience des attitudes entre les enfants dont il est question y trouve sa place. Citons Lucchelli, citant Lacan : « Examinons les plus fréquentes : celles de la parade, de la séduction, du despotisme [. . .] chacune d’elles se révèle à l’observation, non pas comme un conflit entre deux indivi- dus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux attitudes oppo- sées et complémentaires [. . .] Ici se réalise ce paradoxe : que chaque partenaire confond la partie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui [il s’identifie à l’autre par le biais d’une seule « partie de l’autre » et non pas l’autre entier, comme tel] ».
Puis, Lucchelli montre que l’influence de Wallon sur Lacan va « au-delà des complexes familiaux ». Il attire l’attention sur une remarque de Wallon : « L’enfant de Darwin sourit surtout à son image et à celle de son père qu’il aperc ̧oit dans la glace. Mais il se retourne surpris quand il entend parler derrière son dos ». Car, il faut attendre le séminaire sur l’angoisse pour que Lacan élabore dans ce geste une mutation subjective par laquelle le sujet « semble demander à celui qui le porte, et qui représente ici le
grand autre, d’entériner la valeur de cette image ». Dans cet échange des regards se fraye le passage de l’imaginaire au symbolique au prix d’une spaltung, un dédoublement, la perte d’un ici et maintenant, dont Lucchelli nous fait suivre pas à pas ce qui passe de Wallon à Lacan, dont le résultat est l’objet (a).
Avant d’amorcer le passage de Wal- lon à Kojève, le livre de Lucchelli intercale deux curiosités. La première – encore une histoire de citations –, est qu’il identifie dans la bibliographie des « Complexes familiaux » un nom caché : celui de Max Horkheimer. Et derrière lui, celui de l’École de Franc- fort. Retour du politique : à partir de la référence bibliographique Studien über Autorität und familie, un ouvrage collectif de près de mille pages où écrivent, entre autres, Eric Fromm et Herbert Marcuse, publié (en allemand) à Paris en 1936, la lecture du rapport de Horkheimer que fait Lucchelli nous y fait découvrir, presque mot à mot, la thèse du « déclin social de l’imago paternelle », porteur « d’effets psychologiques ». Et même si, ni Horkheimer ni Lacan, ne « s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial », cela n’empêche pas la dite thèse de devenir une tarte à la crème qui tourne souvent au vinaigre (certes, selon Horkheimer, cela proviendrait du sociologue français Frédéric Le Play, une référence pour l’Action française). Ce détail mis en lumière par Lucchelli lui vaut d’être à son tour cité par Slavoj Zizek dans son dernier livre Incontinence of the void, comme la « seule preuve des contacts directs » [2] entre Lacan et l’École de Francfort. (lire la suite, c 'est dessous...)
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 3/3
20/01/2018
L’Information psychiatrique • vol. 94, n ◦ 1, janvier 2018 Partie 3/3 par Eduardo MAHIEU
Juan Pablo Lucchelli
Lacan. De Wallon à Kojève
Paris : éditions Michèle, Paris, 2017 (Préface de Serge Cottet.)
(...) Ensuite, Lucchelli publie cinq lettres inédites de Lacan à Kojève, qu’il a trouvé à la Bibliothèque nationale de France. Elles montrent qu’entre ses réunions régulières avec les surréa- listes, ou avec ses amis psychiatres, dont Henri Ey, Lacan insiste auprès de Kojève pour qu’il se joigne aux réunions habituelles qu’il organise à son domicile, dont notre auteur y voit le germe du futur séminaire. C’est dans ce contexte que l’hypothèse d’un texte commun sur Freud et Hegel prend
force. Lacan devrait y traiter le passage de la sur la folie de la Phénoménolo- gie de l’esprit. Lucchelli nous donne les coulisses de l’affaire, et publie en fin de son ouvrage le manuscrit de Kojève destiné à ce propos. Ce rapproche- ment, qui intervient en même temps que la rédaction du texte demandé par Wallon, peut faire penser que Lacan cherche chez le Russe quelque chose qui lui manque chez le Franc ̧ais. Peut- être la négativité de Hegel, qui a peu touché Wallon, mais qui règne en maître absolue chez Kojève.
Alors, pour la deuxième partie du livre, Kojève arrive comme Napoléon sur son cheval (on pourrait avoir dit aussi Staline sur ses chars, car à ce moment pour le Russe il est l’homme de la fin de l’histoire). Lucchelli va suivre ligne à ligne ce qui reste du cours dicté à l’École des hautes études de 1934 à 1939 (c’est-à-dire le compte- rendu établi par Raymond Quenaud publié en 1947 [3]), l’Introduction à la lecture de Hegel : lec ̧ ons sur la Phéno- ménologie de l’esprit. Avec l’attention prêtée aux mots qui le caractérise, Lucchelli va identifier dans le texte du séminaire des expressions qui feront mouche : « l’être-parlant », le « désir du désir », « la lutte pour la recon- naissance », etc. Et même la matrice marxienne, par le biais du caractère fétiche de la marchandise, de la célèbre définition : « le sujet est ce que représente le signifiant pour un autre signifiant ». Mais, plus original, Luc- chelli va nous montrer aussi un Kojève clinicien que Lacan ne renie pas. À partir de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, de la de lutte à mort pour la reconnaissance, différentes positions se dégagent : « L’homme doit rester en vie, mais être (ou devenir homme) », d’où il isole une conséquence digne d’une anthropogenèse : l’esclave, c’est-à- dire l’homme, n’est rien d’autre qu’un devenir homme. C’est l’esclave qui « se situe à deux positions : celle d’être un non-homme, mais aussi et surtout celle où il doit obligatoirement adve- nir à une autre position dialectique ». Et pour cela il s’agit de faire le choix de risquer sa vie avec l’espoir de deve- nir homme, ou bien de rester esclaveet essayer d’obtenir sa liberté par le travail.
Lucchelli avance que toute l’explicitation lacanienne des névroses provient de l’anthropogenèse de Kojève : le maître combat en homme pour la reconnaissance et consomme comme un animal sans avoir tra- vaillé, alors que l’esclave travaille tout le temps. Ainsi donc, chez Lacan, l’obsessionnel répondrait à la figure du stoïcien de Kojève, celui qui pense, mais n’agit pas, qui attend la mort du maître : l’esclave qui se dérobe au risque de la mort. Et réciproque- ment, l’hystérique, rejoint le sceptique kojevien, celui qui ne fait que nier l’autre, le maître, le monde extérieur, même si lui non plus n’agit pas. Notre auteur déploie ainsi cette clinique hégélo-kojevienne avec citations à l’appui et y situe une originalité de Lacan par rapport aux autres auteurs psychanalystes.
Pour la dernière partie du livre, l’auteur s’emploie à faire fonctionner les notions dégagées par Lacan, de Wallon à Kojève, pour une relecture du Banquet de Platon. À partir d’une indication que Kojève donne à Lacan en 1960 (« En tous les cas, vous n’interpréterez jamais Le Banquet si vous ne savez pas pourquoi Aristo- phane avait le hoquet »), Lucchelli suit les pas de Lacan, avec cette fois-ci des traces moins nettes (ce qui lui donne l’occasion à l’auteur de reve- nir sur ses propres pas... [4]). Il y aurait jusque, y compris dans la méta- phore de l’amour – dans le passage de l’aimant à l’aimé –, des traces de la dialectique kojévienne du maître et de l’esclave. Nous laissons chacun s’avancer dans ces dernières pages pour découvrir la dialectique que Luc- chelli y met en jeu. Car, l’effort de travail considérable que représente ce livre, gagne notre reconnaissance.
Eduardo Mahieu
Liens d’intérêts
l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
∼ Références
1. Roudinesco E, Schottler P. « Lucien Febvre à la rencontre de Jacques Lacan ». Paris, 1937. Genèses 1993 ; 13 : 139-150. (Numéro thématique « L’identification »)
2. Zizek S. Incontinence of the Void. Economico-Philosophical Spandrels. Cam- bridge (MA) : MIT Press, 2017.
3. Kojève A. Introduction à la lecture de Hegel. Lec ̧ons sur la Phénoménologie de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études réunies et publiées par Raymond Queneau. Paris : Gallimard, 1947.
4. Lucchelli JP. Le transfert de Freud à Lacan. Rennes:Presses universitaires de Rennes, 2009.
RADIO FRANCE INTER émission
24/07/2016
Autour de l'ouvrage "Femmes lacaniennes" de Rose -Paule Vinciguerra, émission consacrée à la relation mère-fille.
Chaque semaine dans la matinale du weekend, la psychanalyste Stéphanie Torre analyse et déconstruit les idées reçues du quotidien.
"Une femme hérite sa féminité de sa mère".
Si une femme ne reçoit pas sa féminité de sa mère, mais alors de qui?
Stéphanie Torre, psychanalyste et rédactrice pour Psychologie Magazine s'attaque à cette idée reçue.
Après tout, "avant d'épouser ta bergère, regarde sa mère" dit une célèbre chanson. Selon Stéphanie Torre si certaines mères peuvent aller jusqu'à transformer leur filles, chaque femme existe par elle-même et est unique., citant l'auteure, Rose-Paule Vinciguerra: "'n'existant qu’une par une, chaque femme se voit contrainte d’inventer sa propre féminité".
Rose-Paule Vinciguerra, Femmes lacaniennes, éditions Michèle, 2014

OEDIPE LE SALON -CABINET DE LECTURE DU 18 MARS 2016 par Annik BIANCHINI
18/03/2016
Chronique d 'Annik BIANCHINI
Ouvrage collectif sous la direction de Fabian Fajnwaks et Clotilde Leguil
"Subversion lacanienne des théories du Genre"
Editions Michèle, 2015
Chronique in OEDIPE le SALON, par Annick BIANCHINI, Psychanalyste, membre du Cercle Freudien et du Salon Œdipe, journaliste, Annik Bianchini Depeint collabore à “Actualité en France”, la revue d’information du ministère des Affaires étrangères et européennes. Elle a enseigné au Centre culturel français de Rome. Ses publications sont orientées, par priorité, sur les auteurs et les événements alliant connaissance et recherche, dans le domaine de la psychanalyse et des sciences humaines.
Le présent ouvrage se propose d'établir un vrai dialogue entre les études de genre et la psychanalyse lacanienne afin d'éclaircir les confusions qui peuvent exister entre ces deux champs d'étude. Ce livre est le fruit d'une contribution collective pour répondre, donc, aux différentes interrogations sur les questions de genre, de sexe et de psychanalyse, posées par le contexte contemporain : le Pacs en 1998, l'adoption de la loi sur le « mariage homosexuel » en 2013, les débats sur la loi d'identité de genre.
Subversion lacanienne des théories du Genre fait suite àun séminaire qui s'est tenu à l'Ecole de la Cause freudienne pendant l'année 2013-2014.
Le livre issu de ce séminaire a pour ambition, en répondant aux gender studies, de faire émerger les enjeux éthiques et politiques dont la psychanalyse lacanienne est porteuse, et de re-situer ses positions théoriques à partir de ce que la clinique enseigne.
Ce texte a été tissé par six auteurs psychanalystes, qui ne promeuvent pas des recettes « pour tous », mais plutôt une approche de la sexualité faisant appel à ce qu'il y a de plus singulier pour chaque être parlant. Car si la cure analytique gravite autour de questions comme « Qu'est-ce qu'être une femme » ? » ou « Comment être un homme », le sujet en analyse n'est pas pour autant renvoyé à des assignations normatives.
Dans le chapitre intitulé « Sur le genre des femmes selon Lacan », Clotilde Leguil observe : « Le genre en psychanalyse commence là où les normes font défaut, là où aucun savoir ne convient plus pour répondre à l'angoisse, là où chacun est seul sans plus trouver l'Autre qui lui révélera le secret de son être». Selon Clotilde Leguil, la féminité doit être pensée dans le rapport du sujet à son être et à la langue. Pour répondre à Judith Butler sur ce que Jacques Lacan entend par le signifiant « femme », elle écrit : « C'est précisément l'originalité de la position de Lacan, depuis le début de son enseignement, que de donner un statut à ce signifiant “ femme ”, qui n'a rien à voir avec le statut que lui donnent les féministes ou les anti-féministes. » Clotilde Leguil est psychanalyste, maître de conférence au Département de Psychanalyse de l'Université de Paris VIII et agrégée de philosophie, membre de l'ECF.
Fabian Fajnwaks explique dans son article « Lacan et les théories queer : malentendus et méconnaissances », que l'enseignement de Jacques Lacan permet d'aborder l'expérience de la sexualité de l'être parlant comme étant « structurellement non essentialiste ni anatomique ». Il rappelle que la célèbre formule lacanienne « Il n'y a pas de rapport sexuel », traduit un fait qui tient place de réel pour Lacan : « qu'il n'y a pas d'inscription pour l'être parlant d'un côté ou de l'autre de la sexuation, surtout pas à partir de la rencontre sexuelle et de ce qui pourrait assigner chaque être à un genre ou à un ensemble quelconque par rapport à la sexualité ». Fabian Fajnwaks est psychanalyste et maître de conférence au Département de Psychanalyse de l'Université de Paris 8, membre de l'ECF.
Dans cet ouvrage riche en réflexions, Eric Laurent observe, dans le chapitre « Genre et jouissance », que la psychanalyse met en évidence la différenciation des modes de jouissance. Il indique que ce qui est essentiel pour le sujet homme ou femme, c'est de pouvoir s'identifier à son symptôme : « Le sujet ne peut pas plus s'identifier à son Inconscient qu'à sa jouissance. Elle restera Autre, et c'est cette dimension que rappelle le discours psychanalytique dans son rapport aux questions ouvertes par les théories du genre. » Eric Laurent est psychanalyste, docteur de IIIè cycle en psychanalyse, ancien président de l'Association Mondiale de Psychanalyse et enseignant de l'Université de Paris 8.
Annik Bianchini
BLOG des EM - contribution de M. Cousty
14/03/2016
Samedi 5 mars, 15h, Philippe Bouret est dans les salons Albert Mollat, pour parler de son livre « les entretiens de Brive », et c’est une découverte heureuse d’un nouveau livre des Editions Michèle.
Rentré chez moi après l’avoir acheté, je le dévore. C’est réjouissant, et je suis frappé par le fait que très souvent apparait dans les propos tenus la joie : d’écrire, de filmer mettre en scène, de jouer, la joie de vivre, joie éprouvée lorsqu’écrivain, acteur, metteur en scène, essayiste, l’on rencontre cet abîme au bord duquel on se tient, dans l’oubli ou la perte de soi-même, et qui produit une transformation de soi, où l’on devient créant, inventant, et dont on sort autre.
Ce point est mis à jour avec délicatesse par Philippe Bouret, parce qu’il est psychanalyste et que ce qui oriente ses questions n’est pas ce que l’on sait déjà, mais c’est extraire dans ce qu’y se dit quelque chose que l’on ne savait pas.
Éric Laurent, psychanalyste et lui aussi membre de l’Ecole de la Cause freudienne, a une expression pour cela, il dit qu’il s’agit d’un don de parole, c’est-à-dire donner la parole là où justement il n’y a pas les mots pour dire. Alors on invente la langue, et l’on s’invente soi-même, et, dans ce mouvement s’éprouve la vie dans une jouissance qui peut parfois pour certains, toucher à quelque chose de l’extase, Danièle Sallenave en parle très bien.
C’est atteindre un point de solitude radicale car on s’est détaché de ce qui prédique, ordonne, organise sa vie au nom de, pour suivre la voix de son désir, voie jamais tracée d’avance : bien plutôt elle s’écrit comme une calligraphie japonaise, en apposant dans le trait d’écriture les souffles de soi et du texte mêlés. Une marque sur le corps est réveillée et fait causer justement. Ce point, qui concerne la fin d’une analyse se découvre autrement avec les artistes rencontrés.
C’est se laisser produire plutôt que de vouloir produire à tout prix. C’est le temps de ce que l’on appelle l’acte.
Ces entretiens, sont comme les fleurs japonaises du film de François Truffaut, Domicile conjugal, elles s’ouvrent et en tombent des mots qui de créer un savoir nouveau suscitant l’amour.
Lecteur j’en fus touché, affecté, dans la fraternité de la langue, comme auditeur je le fus en. A l’oral ou à l’écrit de la lecture ce livre passe la rampe !
La psychanalyse s’enseigne de l’art, mais c’est un nouage qui eut son effet en retour sur ceux qui se prêtèrent à cet entretien puisqu’ils s’y découvrent dans un dit inédit qui les parlent au plus près de ce qui les animent, produit leur respiration, comme le disent Danièle Sallenave, Louis Jouvet à travers Maria de Medeiros, mais aussi Benoît Jacquot, ou François Regnault, Louise Lambrichs. Corps et voix. Écrire c’est vivre.
Ces entretiens ont parfois un effet de mise en position d’analysant de son dire, c’est Grichka Bogdfanoff qui tout à coup perçoit l’effet de ce que Jacques Lacan lui avait dit ainsi qu’à son frère de leur position de jumeaux. Certes il en avait entendu quelque chose, mais là un autre tout du dit a lieu, qui l’étonne, et lui permet de saisir que cela a fait point de coupure ouvrant à la séparation qui produit la différenciation.
Ce livre initié par la psychanalyse est à lire, et faire lire, achetez-le, laissez-vous prendre. On en sort en pleine forme. L’art, la psychanalyse, c’est la vie.
HEBDO-BLOG n° 63 du 7 mars 2016 entretien avec Fabian FAJNWAKS sur le Genre
07/03/2016
Livre: "SUBVERSION LACANIENNE DES THEORIES DU GENRE"
Malentendus sur le genre, un entretien avec Fabian Fajnwaks autour de l'ouvrage "Subversion lacanienne des théories du Genre", collectif sous la direction de Fabian Fajnwaks et Clotilde Leguil, éditions Michèle, 2015.
Pour Lacan, la sexualité va rester jusqu’à la fin un réel, quelque chose qui est impossible à symboliser, à la différence des auteurs queer qui cherchent à fonder des identités à partir des identifications issues d’un mode de jouissance particulier.
L’Hebdo Blog : Dans l’ouvrage collectif, réalisé sous votre direction avec Clotilde Leguil, Subversions lacanienne des théories du genre, il est question de malentendus entre les théories de Lacan et les théories queer. Quels sont ces malentendus ?
Fabian Fanjwaks : À mon avis le malentendu se pose plutôt du côté des théories queer vis-à-vis de Lacan et vis-à-vis de la psychanalyse. C’est-à-dire, comme je l’explique dans mon texte, les auteures comme Judith Butler, Eve Kossofsky-Sedgwick, Gayle Rubin, n’ont pas lu Lacan jusqu’au bout. Elles n’ont lu que les premiers séminaires, les premiers écrits de Lacan.
Il y a une raison pour ça, c’est qu’il y a quelques années, on ne disposait pas des versions transcrites des derniers séminaires de Lacan. Dans notre milieu, dans notre École, Jacques-Alain Miller a lancé une lecture du dernier enseignement de Lacan et du tout dernier enseignement de Lacan, il y a quelques années seulement. Donc, ces auteures-là, on peut les excuser, elles ne disposaient pas des moyens pour aborder l’expérience analytique avec les derniers outils, les derniers concepts que Lacan a produit. Gayle Rubin par exemple, qui est une anthropologue vraiment très intéressante, dès son premier texte, un de ceux qui étaient fondateurs des théories du genre, La circulation des femmes (The Traffic in women ), parle de Lacan. Elle parle d’un psychanalyste français qui aborde la question de la sexualité non pas en terme de génitalité organique, mais en termes discursifs et fait référence à Encore qui n’était pas un séminaire transcrit à l’époque. Son livre date de 74/75, Encore, c’est 73. Elle a dû lire des transcriptions imprimées qui n’étaient pas éditées. Elle était très au courant des derniers développements du discours de Lacan concernant Encore.
Mais ces malentendus concernaient principalement la réduction du travail de l’analyse au Nom-du-Père et au phallocentrisme, c’est-à-dire au signifiant phallique. Alors que à partir du séminaire L’envers de la psychanalyse, séminaire XVII, Lacan remet en question le Nom-du-Père. Il remet en question le Nom-du-Père comme signifiant central pour expliquer l’expérience et pour traiter le symptôme. Il remet en question l’Œdipe freudien. Comme disait Jacques-Alain Miller d’une manière très jolie, L’Anti-Œdipe, de Deleuze et Guattari, c’est Lacan qui l’a écrit, avant 69, le séminaire L’envers de la psychanalyse c’est avant 69, donc avant 72, avant Deleuze et Guattari parce que justement Lacan le premier a mis en question la place centrale de l’Œdipe dans la théorie analytique. Et donc, ces auteurs-là méconnaissent les critiques de l’Œdipe par Lacan, l’abord de l’expérience en terme de jouissance et le bricolage que l’on pourrait dire singulier qu’un sujet fait avec la jouissance sans forcément passer par le Nom-du-Père, telle que la perspective du sinthome l’introduit. Donc, je pense que c’est là que réside le malentendu principal.
H.B. : L’enseignement de Lacan, dites-vous, permet de vérifier que « rien n’est plus queer que la jouissance elle-même » et qu’en aucun cas, la psychanalyse ne cherche à faire entrer cette jouissance dans une norme qui établirait ce que doit être un homme ou une femme. Pourriez-vous développer ce point ?
F.F. : Oui, Lacan ironise par rapport à la norme mâle, c’est-à-dire la norme de la logique de la sexualité masculine. Ça, c’est un autre point de malentendu finalement. Beaucoup d’auteurs queer continuent à voir dans la psychanalyse, une pratique normativisante par rapport à la sexualité et par rapport à la jouissance elle-même. À la manière de Foucault, ils appliquent encore la grille Foucaldienne à la lecture de la psychanalyse alors qu’il y a un énorme malentendu parce que l’expérience de l’analyse est loin de chercher à normativiser quoi que ce soit d’un sujet ou de la jouissance elle-même. L’os de l’affaire, c’est la pulsion, que contrairement à Lacan, ces auteurs n’abordent pas. C’est-à-dire que ce qui leur échappe, c’est que la pulsion, dans sa dynamique ne saurait se réduire à aucune norme. On n’aborde pas la pulsion dans la cure comme quelque chose qui doit être endigué, encerclé, traité par un quelconque signifiant. Nous laissons le sujet faire l’expérience de sa manière de vivre la pulsion, comme dit Lacan et effectivement de produire lui-même les transformations qui lui soient profitables. Donc, on ne peut pas dire que la perspective de la pulsion permette de fonder une norme quelconque. C’est un auteur queer qui connaît bien la psychanalyse et auquel je me réfère beaucoup, Javiez Saez, qui souligne, en 2005, dans Théories queer et psychanalyse, que effectivement la psychanalyse avec la pulsion ne cherche pas à construire des identités par rapport à des identités masculines ou féminines, la pulsion est centrée sur l’objet et rend le sujet a-sexué comme dit Lacan dans un jeu de mots. Il s’agit là d’un autre malentendu.
H.B. : Pour Lacan, cependant, il y a un réel de la sexualité qui ne se réduit pas à une pure construction, à un rôle : être homme ou être femme. Est-ce que ce que ce serait là, le point de divergence entre les théories du genre et l’approche lacanienne ?
F.F. : Oui, d’ailleurs Gayle Rubin, dès son texte La circulation des femmes disait que la bataille entre les théories gays et lesbiennes, – à l’époque en 75 ce n’était pas encore les théories queer, c’était les gender studies – et la psychanalyse, a eu lieu parce que la théorie psychanalytique américaine a fétichisé l’anatomie, c’est-à-dire a fait de la sexualité quelque chose de purement anatomique. Elle rejoint par là tout simplement la critique que Lacan menait dès les années 50, contre l’ego psychology, c’est-à-dire la psychanalyse telle qu’elle s’est développée aux Etats-Unis. Donc, elle rejoint Lacan dans la perspective de la fétichisation de l’anatomie.
Pour Lacan, le sexuel est un réel. Lacan parle de troumatisme de la sexualité. Il fait ce jeu de mots entre traumatisme et trou-matisme de la sexualité. Donc, on ne peut pas dire que la psychanalyse cherche à croire à un bon rapport avec l’objet sexuel. Lacan ironisait beaucoup, déjà à l’époque, avec un terme de Franz Alexander, un analyste de Chicago qui parlait de l’amour génital total. C’est-à-dire la réunion de l’objet pulsionnel et de l’objet d’amour. Dans son retour à Freud, Lacan rappelle la disjonction entre l’objet du désir et l’objet d’amour. C’est une idée de Freud, disait Lacan. Alors que les analystes américains s’égaraient dans une sorte de happy end de la réunion de l’objet du désir et de l’objet d’amour. Pour Lacan, la sexualité va rester jusqu’à la fin, avec l’objet a surtout, un réel, quelque chose qui est impossible à symboliser, à la différence, on pourrait dire même à la différence des auteurs queer qui cherchent à fonder des identités à partir des identifications issues d’un mode de jouissance particulier : gay, lesbien et toute la variété : gay, bears, leather, ou butch, fem… Il y a des clans, des petits groupes où le sujet élève son mode de jouissance sexuel à la catégorie de l’insigne et pour faire lien social, il cherche à faire consister une jouissance. Non seulement il y a une identification, mais une identification basée sur la jouissance sexuelle.
H.B. : Finalement, la différence majeure entre la pratique queer et l’expérience d’une cure analytique lacanienne ne résiderait-elle pas dans la question de l’identification ? À la jouissance dans le cas des queer – une modalité de jouissance élevée à la dignité de signifiant-maître, à l’inverse de l’expérience analytique où on se dés-identifie ?
F.F. : Oui, il y a une thèse de Eve Kossofsky-Sedgwick, une auteure queer très importante qui s’appelle justement « construire des identifications queer », où elle cherche à développer des identifications basées sur des modes de jouissances particuliers pour faire sauter, pour faire éclater la différence sexuelle, c’est-à-dire que finalement l’anatomie ramène les identités sexuelles à homme ou femme. Les Queer cherchent, en effet, à faire consister des identifications sous la forme de signifiants-maîtres, au nom d’une pratique sexuelle particulière et la psychanalyse de son côté, et on voit ça avec la passe, cherche plutôt à ce que le sujet se désidentifie de ses signifiants-maîtres. C’est présent dans le dispositif de la passe. Quels sont ces signifiants-maîtres qu’il a pu produire dans l’analyse ? Et le sujet apparaît comme séparé de ses modes de jouissance. On voit ça dans la passe.
Un autre point qui me paraît important aussi, c’est le traitement de la nomination dans l’analyse et pour les cultures queer. Pour les cultures queer, les nouvelles nominations sont issues de modes de jouissance sexuelle. Il y a une différence aussi parce que eux ramènent la jouissance à la jouissance sexuelle, alors qu’en psychanalyse, la jouissance, c’est au sens large plutôt. Mais, ils ramènent ça à des noms, à des noms de jouissance comme : les butch, les fem, les snaps, les leather, etc. Les noms qu’une analyse permet de produire, les noms de jouissance d’un sujet, le « chausse pied à sa mesure » par exemple, ou la « plus grande bouffeuse d’émotions qu’ait connu la clinique analytique », pour prendre quelques exemples, on pourrait continuer la série… : ce sont des nominations à partir d’un vide. C’est-à-dire à partir du rapport que le sujet a entretenu depuis longtemps avec le vide de la jouissance. Et c’est ça que le sujet va présenter avec le dispositif de la passe. On voit bien là les effets de séparation d’avec cette jouissance. Si pour le queer, il y a promotion d’une jouissance qui fixe, qui rigidifie la nomination qu’un sujet se donne à partir d’un mode de jouissance, dans l’analyse, c’est plutôt un effet de dés-identification qui est recherché. On voit bien que le mouvement est inverse du côté de l’analyse par rapport au mouvement queer. La question de l’identification est en effet centrale parce que pour l’analyse, la jouissance implique un vide.
H. B. : Dans ces deux approches de la jouissance, la question du lien social se pose différemment ?
F.F. : La psychanalyse aussi fait lien social à partir des « épars désassortis », comme Lacan appelle les psychanalystes, des traits ou de noms qui nous singularisent. Une école de psychanalystes, c’est une réunion des éparses désassortis, disait Lacan. Des singularités une par une, alors que pour le queer, il s’agit de se réunir sous la bannière d’un nom propre de jouissance sexuelle.
H.B. : Est-ce que l’on pourrait dire qu’à partir du moment où il y a bannière concernant la jouissance, quelque chose de la ségrégation peut venir assez facilement ?
F.F. : Absolument, Jean-Claude Milner dénonçait déjà cette perspective ségrégationniste de jouissance dès son texte « Les noms indistincts », un texte de 1983. Très tôt, presque de manière contemporaine au développement des théories queer. Il était très en avance, comme il l’est toujours par rapport aux faits de civilisation et il dénonçait déjà le fait qu’au nom de la liberté sexuelle, de la promotion d’une certaine égalité sexuelle se produise le paradoxe d’une ségrégation de jouissance, le fait de dire : finalement la jouissance hétéro, c’est une jouissance à mettre de côté, à laisser tomber, disons moins bonne qu’une jouissance plus adaptée aux identités, à ces nouvelles nominations promues par les cultures queer. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui aussi avec l’idée qu’il faut faire disparaître la différence sexuelle au nom de la diversité sexuelle et du fait qu’elle serait un vecteur d’inégalité sociale. Il y a une promotion de la diversité au détriment de la différence sexuelle et donc une ségrégation d’un mode de jouissance, on pourrait dire hétéro, c’est-à-dire ramenée à une normativité, « l’hétéro normativité » comme dit Judith Butler ou la norme, enfin « la sexualité straight » comme s’exprimait Monique Wittig qui était une théoricienne française très importante de la fin des années 70. Donc, il y a une perspective ségrégationniste, ce que justement, à partir de la psychanalyse, nous essayons de faire déconsister avec l’idée que chaque sujet fait un bricolage singulier avec la jouissance et qu’il n’y a pas une jouissance meilleure qu’une autre.

HEBDO-BLOG n° 63 du 7 mars 2016 Clotilde LEGUIL et Bruno ALIVON
07/03/2016
Un drôle de week-end sur le genre, aux côtés de Clotilde Leguil
Les 29 et 30 janvier derniers, Clotilde Leguil est venue à Bordeaux, invitée par l’ACF Aquitania, présenter ses deux derniers ouvrages[1] à la librairie Mollat, et participer à l’après-midi clinique du groupeChe vuoi ?[2] dans un amphithéâtre de la faculté de psychologie, rempli pour l’occasion. Drôle de week-end car à suivre Clotilde Leguil et les différents intervenants, nous avons vogué autour de cette zone très particulière vers laquelle nous mène la question du genre.
Drôle de genre, le titre de l’après-midi clinique animée par Daniel Roy, a été abordé par Clotilde Leguil comme une réponse
à Trouble dans le genre[3], car il évoque le regard de l’Autre sur le sujet, mais aussi l’inquiétante étrangeté du genre, son insoutenable légèreté. En effet, ni l’état civil, ni l’anatomie, ni l’image ou encore les normes sociales ne suffisent à répondre à l’énigme soulevée ici. Le genre n’est ni un diagnostic, ni un symptôme, c’est l’insoutenable de la rencontre avec une ek-centricité à son être. Suis-je un garçon, une fille ? La décision ne conduit jamais à une identification stable. La différence des sexes ne conduit nullement à s’identifier à un côté ou à un autre, et cette indétermination est source d’angoisse.
Clotilde Leguil a su faire valoir l’intérêt des travaux proposés par les gender studies, et dégager l’apport capital de la psychanalyse quant à cette question. Freud et Lacan ont mis en avant l’impossibilité à trouver dans l’anatomie une réponse à la question sur l’être.
À l’aplomb de cela, Clotilde Leguil pose une citation de
Jacques-Alain Miller, « Le sujet, à partir du moment où il est du signifiant, ne peut s’identifier à son corps, et c’est précisément de là que procède son affection pour l’image de son corps [...]. C’est dans la faille de cette identification entre l’être et le corps, c’est en maintenant dans tous les cas que le sujet a un rapport d’avoir avec le corps que la psychanalyse ménage son espace. »[4]
Le corps est du côté de l’avoir et est disjoint de l’être. Cette faille irréductible met en défaut toute tentative d’identification à son corps. Pas d’harmonie possible entre le corps et la pensée. Cette disjonction entre le corps et l’être, entre le corps et le savoir, est une constante dans l’enseignement de Lacan, qu’il a beaucoup travaillée à partir de l’écart introduit par Descartes entre substance pensante et substance étendue. La trouvaille lacanienne, dimension non aperçue par Descartes, est celle du corps comme substance jouissante affectée par le langage. Un corps qui jouit des signifiants et qui n’est pas seulement une substance étendue, qui pense. L’anatomie est silencieuse et s’éprouver vivant tient à la façon dont le sexe va affecter le corps pulsionnel.
Cette béance, les tenants des gender studies nourrissent l’espoir utopique de l’annuler, en la contraignant par exemple avec une intervention chirurgicale qui pourrait harmoniser l’anatomie au savoir subjectif. Nous avons eu, avec les interventions de Clotilde Leguil, les cas cliniques présentés et la vivacité des réflexions menées – tous ces moments où l’insu se laisse approcher d’un peu plus près – la démonstration que le genre n’est pas prêt de pouvoir être ainsi rabattu. Le genre, par son affinité avec le sexuel, est un terreau privilégié pour que soit cultivée cette faille structurelle qui est la source du vivant et de l’inventivité du parlêtre. C’est pourquoi on ne ressort pas indemne d’un tel week-end, ça fait tout drôle, c’est réjouissant et on a hâte d’être au prochain événement.
[1] Leguil C., L’être et le genre, Homme/Femme après Lacan,

Paris, PUF, 2015. Leguil C.,Subversion lacanienne des théories du genre, (sous la dir. De Fanjwaks F. et Leguil C.), Paris, Editions Michèle, 2015.
[2] Groupe aquitain du CEREDA.
[3] Butler J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la
subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005.
[4] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause Freudiennen°44, Paris, Navarin/Seuil, février 2000, p. 9-10.
in Culture, le Quotidien Indépendant par Grégory Cimatti
02/03/2016
H. Craig Hanna, peintre génial et ingénu au MNHA
Article de Grégory Cimatti
Le MNHA présente un maître du dessin, l’Américain H. Craig Hanna. Un peintre qui remet la figuration au goût du jour, grâce à une pratique rare sur plexiglas, des couleurs à gogo, des portraits touchants et une maîtrise technique bluffante. À découvrir d’urgence !
C’est un «coup de cœur» que présentera jeudi le musée national d’Histoire et d’Art à travers une cinquantaine d’œuvres aux effets de couleur et de composition saisissants, jouissant notamment d’une technique avant-gardiste (peinture sur plexiglas). H. Craig Hanna, un ingénu dévoilant une nouvelle facette de la peinture figurative contemporaine.
Sa beauté happe quiconque passe devant elle pour ne plus le lâcher. Malgré cette douleur sourde qui la caractérise, elle rayonne d’un charme tout en retenu, tout en pudeur. Elle rappelle, dans sa posture quasi biblique, les lignes géométriques de Léonard de Vinci, tout en évoquant les corps meurtris chers à Lucian Freud. Une boule de chair à vif intitulée avec justesse Grace.
« C’est une vraie Pietà! À chaque fois que je la vois, j’ai les larmes qui me viennent », bondit Laurence Esnol à propos de cette toile addictive. Sa galerie parisienne, elle, s’est assurée, maligne, l’exclusivité de son auteur génial.
Cet ingénu, c’est H. Craig Hanna, né en 1967, discret Américain qui découvre là le Luxembourg et les « charmes » du MNHA. « C’est un superbe musée! », lâche cet artiste qui, entre Londres et Paris, revisite l’histoire de la peinture européenne avec l’œil d’un maître-dessinateur et la singularité d’un artiste de son temps.
Laurence with Blue Glove (2012), H. Craig Hanna. Encre et acrylique sous Perspex (collection particulière © Laurence Esnol Gallery)
Son autoportrait est, à plus d’un titre, révélateur de sa démarche. Il est nu, au premier plan, comme un enfant qui doit tout apprendre, et autour de lui sont représentées la technique et les conventions artistiques : palette, chevalet, toiles pots de peinture et reproductions de maîtres. Serait-il le résultat de « 600 années de traditions », comme il le rappelle?
Ce qui est sûr, c’est que l’histoire s’invite dans son œuvre, lui qui s’est forgé au Louvre et à Florence, notamment : on y trouve des influences avec la tradition des Maîtres Anciens, mais aussi d’autres, plus modernes.
Chez lui, Le Titien, Rembrandt, Vélasquez côtoient Klimt, Schiele, Bacon, Freud, mais aussi Bonnard ou Vuillard et même le dessinateur Enki Bilal, à travers des toiles aux proportions généreuses. Un peu comme des aquarelles qui auraient été agrandies, dans un chaos et un hasard maîtrisés. « Ça me permet de jouer avec mes peintures, et de prendre du plaisir », soutient l’artiste, « sensible et délicat », du bout des lèvres.
«Avec distance et respect»
L’accrochage d’une cinquantaine d’œuvres emblématiques de l’évolution de H. Craig Hanna au cours de ces dernières années, donne à découvrir une nouvelle facette de la peinture figurative contemporaine. Ici, les croquis et dessins conduisent à la peinture à huile, qui elle-même amène vers une technique avant-gardiste, celle du plexiglas.
« J’arrivais à mes limites, et je trouvais que mon travail n’était pas assez « moderne ». Je savais qu’il fallait trouver un procédé qui rende la peinture visuellement différente », explique-t-il. Ainsi, après le bois, le plexiglas va le combler.
« Pour l’effet rendu et cette quête de modernité, c’était le mieux! » Ainsi, ses portraits – de modèles professionnels, de danseurs, comme d’inconnus rencontrés dans la rue – semblent vouloir s’affranchir du cadre et s’évader vers d’autres horizons, comme H. Craig Hanna le fait quand il se perd dans la nature et ses soubresauts.
«Avec distance et respect»
L’accrochage d’une cinquantaine d’œuvres emblématiques de l’évolution de H. Craig Hanna au cours de ces dernières années, donne à découvrir une nouvelle facette de la peinture figurative contemporaine. Ici, les croquis et dessins conduisent à la peinture à huile, qui elle-même amène vers une technique avant-gardiste, celle du plexiglas.
« J’aime alterner les figures et les paysages », précise l’artiste. Passer, en somme, du tourment des corps à l’apaisement de la nature, son entourage confiera que ses vertes excursions sont « thérapeutiques ».
Au MNHA, toutefois, l’essentiel des œuvres présentées s’attache à cette vulnérabilité de la condition humaine, ces visages aux couleurs folles, ces chairs exacerbées, le tout, sans aucune mise en scène, ou très peu, comme ce tableau ( Arrangement of Dancers ) où, fait rare chez H. Craig Hanna, plusieurs personnes partagent la surface. C’est justement cette toile, d’un beau gabarit, qu’a acheté le MNHA pour garnir sa collection.
Les autres portraits, plus ou moins grands, plus ou moins garnis, relatent d’une esthétique exceptionnelle. L’artiste, toujours à la recherche du beau, ne se cache pas pour autant derrière. Lui, dit-il, désire « la vérité », plus que tout. « Quand je passe six heures avec un modèle, je vois en lui. » Tel un attrapeur d’âmes, il peint ce qu’il voit à l’intérieur, « avec distance et respect ».
Des toiles brutes, dépouillées de tout calcul. Des émotions pures qui captent les énergies sans faire de détour par le cérébral. Des regards hypnotiques. Des corps troublants. Tout l’impact du travail d’un homme parmi les hommes, qu’il sait si bien magnifié."
http://www.lequotidien.lu/culture/h-craig-hanna-peintre-genial-et-ingenu-au-mnha/

L'HEBDO-BLOG n°54 du 14 Décembre 2015
14/12/2015
Article de THERESE PETITPIERRE publié dans l'Hebdo-Blog de l'ECF du 14décembre 2015
ÉCRIRE, C’EST VIVRE – LES ENTRETIENS DE BRIVE,
DE PHILIPPE BOURET AVEC LA COMPLICITÉ D’ÉLISE CLÉMENT
Les 6, 7 et 8 novembre derniers, on pouvait voir sous un ciel d’un bleu éclatant, une longue file d’attente devant l’entrée de la Foire du livre de Brive.
Au stand des éditions Michèle, Philippe Bouret présentait le livre qu’il co-signe avec Élise Clément : Écrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive[1]. P. Bouret nous avait déjà offert, dans Lacan Quotidien, des entretiens avec des auteurs qu’il avait rencontrés à la Foire du livre ces dernières années. Cette nouvelle série d’entretiens, longs, s’inscrit dans le droit fil des précédents, fil qui se dégage nettement quand P. Bouret, répondant à la journaliste qui l’interroge sur ce qui l’a orienté vers ces entretiens, indique qu’il a pris appui sur l’enseignement de Jacques Lacan dans son « Hommage fait à Marguerite Duras »[2] quant au savoir de l’artiste.
Les rencontres de P. Bouret et d’É. Clément avec ceux que Philippe Lacadée nomme, dans sa préface de l’ouvrage, des « artistes de la langue » – ils ne font pas tous profession d’écrivain – sont chaque fois singulières, elles ont leur cadre, leur style, leur ton. De la richesse de ces entretiens, des fulgurances, surprises, résonnances qui les traversent, nous ne dégagerons ici que quelques points vifs.
Ainsi c’est par une question sur le rapport que Danièle Sallenave, présidente de la Foire du livre 2015, entretient avec les mystiques, que P. Bouret ouvre la voie à une réflexion sur le lien qu’elle établit entre expérience mystique et expérience de l’écriture. Pour elle, « l’expérience mystique vient forcer la langue, la tordre, et la contraindre […] à devenir flamboyante, incroyablement puissante »[3]. « J’aide la langue à se déployer. Oui, c’est ça, écrire, c’est aider le langage à se déployer. »[4] Suivre son articulation peut conduire à cette idée que le déploiement de la langue à partir d’un « noyau concentré de langage »[5], c’est le mouvement de la vie même. En ce sens, on pourrait mettre en série, écrire, parler, vivre et… lire.
Ces propos résonnent avec ceux de Marie Gaston, dans le dernier entretien du livre, quand elle énonce : « L’écrivain joue avec les mots, avec leur musique. Jouir et jouer ne sont pas très éloignés, ni pour l’oreille ni pour les sens. Les mots, s’ils restaient nus, n’auraient aucune vie. »[6] M. Gaston, enfant, s’était inventé des compagnons imaginaires, puis elle écrivit de la poésie avant de passer toute une vie comme attachée d’administration et se tourner vers le roman dans la continuité du désir de transmettre qui était celui de sa grand-mère maternelle analphabète.
Grichka Bogdanoff nous livre la rencontre que lui et son frère jumeau Igor firent d’abord avec l’enseignement de Lacan, puis avec Lacan lui-même, qui les reçut pendant plusieurs mois une fois par semaine. Sans qu’il se soit agi à proprement parler d’une analyse, il y eut effets d’interprétation et les énoncés que leur adressa Lacan les ré-orientèrent dans leur vie personnelle et dans leurs questionnements de chercheurs. Il faut lire le témoignage très vivant de ces rencontres dont P. Bouret se fait, avec talent, le passeur.
Alain Rey nous enseigne la distinction qu’il fait entre l’amour de la langue et l’amour de l’usage de la langue dont il témoigne par le souvenir de l’enfant lecteur acharné qu’il fut, dès qu’il sut lire : à l’âge de neuf ou dix ans, il lut Dante, sans en comprendre le sens. Une jouissance au-delà du sens apparaît là en jeu, qu’A. Rey définit comme celle d’une « mise en rapport des systèmes de signes les uns avec les autres, entre l’écriture dégageant une musique et dégageant aussi une représentation plastique »[7]. N’est-ce pas de cette rencontre avec la jouissance au-delà du sens des mots que provient le vif souci d’A. Rey que « le dictionnaire garde un souffle de vie »[8] ?
On lira avec beaucoup d’intérêt ce que nous transmet Benoît Jacquot de son travail avec les acteurs, de la manière dont il les dirige, l’étonnement qui le surprend de saisir, des années après, d’où lui est venue l’idée de demander à une cantatrice de chanter pieds-nus dans la Traviata qu’il a mise en scène à l’Opéra Bastille en 2014. Sur ce point, presque en écho, Maria de Medeiros témoigne de cette expérience d’avoir ôté ses chaussures à la demande de Brigitte Jaques-Wajeman la dirigeant dans le film de B. Jacquot Elvire Jouvet 40, expérience dont elle dit : « il y a le contact des pieds nus sur le sol et tout à coup, le corps est là. C’est avec cette arrivée du corps que l’on peut atteindre cet état de viduité que l’on peut identifier à une part de l’inconscient. C’est ce qui permet à l’inconscient de parler »[9]. Mais avec M. de Medeiros il sera aussi question de son activité artistique multiforme, de comédienne, réalisatrice de films documentaires et chanteuse. Elle situe très précisément deux rencontres qui seront déterminantes dans son orientation artistique et son engagement antifasciste et pour les femmes : son professeur de philosophie qui lui fait découvrir le théâtre et, plus tôt, le film Rome ville ouverte que ses parents l’emmenèrent voir alors qu’elle n’avait que six ou sept ans, et dont elle dit qu’il a produit sur elle un effet « plus que traumatique »[10] comparable à celui d’un vaccin.
Avec François Regnault, c’est dans le bouillonnement intellectuel des années soixante que nous entrons. Nous assistons à la rencontre des philosophes avec la psychanalyse par le biais du séminaire que Lacan a tenu rue d’Ulm à l’invitation de Louis Althusser. Puis nous suivons le travail protéiforme de F. Regnault pour le théâtre, sa collaboration avec Patrice Chéraut, Brigitte Jacques-Wajeman, Jean-Claude Milner, travail qui prend sa source dès l’enfance dans les liens de sa famille avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud et s’articule avec son intérêt pour la psychanalyse et son analyse personnelle avec Lacan.
Ce que Marc Pautrel nomme « graphomanie », ne le nommerions-nous pas, après Freud, sublimation ? Lisons ce qu’il dit : « quand je réussis à écrire précisément ce que je ressens, parce que mon émotion et ma pensée et mon langage ne font plus qu’un, alors quel que soit le sujet dont je parle, je suis heureux, je suis heureux d’écrire parce que la transmutation a lieu, comme en alchimie : un certain type de matériau change soudain de substance »[11]. Devenir écrivain correspond au moment où ce qu’il a écrit est lu par d’autres, « où c’est reçu et compris »[12].
Sommes-nous dans un autre type d’entretien quand nous abordons celui d’É. Clément avec Clotilde Leguil ? Il me semble que nous entrons là davantage dans une conversation où C. Leguil revisite son parcours, de l’étude et la réflexion philosophique à la rencontre avec la psychanalyse. L’abord d’une question concernant son être-femme s’en est trouvé radicalement transformé et du même coup s’est dégagé un champ d’exploration plus vaste, qui s’articule à l’expérience de l’analyse et que résume ainsi C. Leguil : « Écrire cela vient d’un tourment, d’un conflit, d’un moment où j’ai l’impression que quelque chose n’est pas entendu. »[13] Un peu plus loin elle précise : « ce qui me donne envie d’écrire, à chaque fois, c’est de ne pas laisser les discours totalisants effacer la dimension du sujet »[14].
Enfin, je conclurai par l’entretien de P. Bouret avec Louise L. Lambrichs. En effet, avec elle nous abordons plus directement le champ du réel qui résiste, qui fait obstacle à la joie qu’ont évoquée D. Sallenave et G. Bogdanoff, à l’humour, à la gaieté ou à l’allégresse présents chez d’autres. L.L. Lambrichs ne nous parle pas uniquement de son travail d’élucidation, de transmission de ce qu’elle a saisi du génocide commis dans l’ex-Yougoslavie, et ce propos : « Je crains que, malgré les apparences qui nourrissent tant d’illusions, l’Europe bien pensante actuelle ne soit toujours pas sortie du nazisme. Mais comment en rendre nos contemporains conscients ? »[15] ne résonne-t-il pas comme une invitation à poursuivre l’enquête sur notre réel du XXIe siècle ?
[1] Bouret P., Clément É. (avec la complicité de), Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, Paris, éditions Michèle, coll. Entretiens, 2015. Préface de P. Lacadée.
[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2005, p. 191-197.
[3] Bouret P., Clément É., Écrire, c’est Vivre – Les entretiens de Brive, op. cit. p. 26. [4] Ibid., p. 28.
[5] Ibid., p. 29.
[6] Ibid., p. 290.
[7] Ibid., p. 92. [8] Ibid., p. 101. [9] Ibid., p. 233. [10] Ibid., p. 225. [11] Ibid., p. 207. [12] Ibid., p. 217. [13] Ibid., p. 165. [14] Ibid., p. 181. [15] Ibid., p. 279.
PSYCHOLOGIE MAGAZINE DECEMBRE 2015
01/12/2015
Stéphanie TORRE, journaliste à Psychologie Magazine interroge Rose-Paule VINCIGUERRA autour de la féminité et de son livre "Femmes Lacaniennes" paru aux Editions Michèle
À l’automne dernier, une grande marque de prêt-à-porter fêtait ses 20 ans en recourant, une fois de plus, à son concept publicitaire
fétiche : des clichés de duos mère-fille harmonieusement vêtues, affichant une complicité sans faille...
Séduisante campagne, peut-être, mais qui interroge, l’air de rien, des croyances très contemporaines.
Pourquoi ce parallélisme générationnel, ce brouillage des temporalités nous laissent-ils supposer que c’est la mère qui transmet la féminité ?
Un rapport particulier à la sensualité, un désir similaire de plaire... De quoi une fille hérite-t-elle lorsqu’il s’agit de « devenir femme », comme disait Simone de Beauvoir ? « De tout ! » est-on tenté de croire. « Telle mère, telle fille ! » Depuis des lustres,
la sagesse populaire le répète d’ailleurs à bon entendeur : « Avant d’épouser ta bergère, regarde sa mère, regarde sa mère... » À cela s’ajoutent les faits d’actualité : la récente affaire des mini-miss(1) ne démontre-t-elle pas que les mères peuvent aussi, par- fois, faire de leurs filles des objets érotiques venant assouvir leur folie narcissique ? Bien sûr que si, il arrive que les mères fassent des ravages. Mais cela reste rare, fort heureusement. Car en matière de féminité, Freud puis Lacan l’ont affirmé : rien ne se transmet ! « Parce que c’est structurel- lement impossible, explique Rose-Paule Vinciguerra. Quand Lacan dit “la femme n’existe pas”, il parle précisément de cela.
Chez les femmes, quelque chose résiste toujours à ce que leur être puisse se dire en mots. N’existant qu’“une par une”, chacune se voit contrainte d’inventer sa propre féminité, sans aucune référence à des normes existantes. » Et sans aucune assistance maternelle ? « Bien sûr, il est dans l’ordre des choses que la fillette tente de sonder sa mère. Qu’elle espère tirer quelque “substance” de celle-ci... Mais c’est en vain, aucune ne pouvant répondre à cette question : “Qu’est-ce qu’être une femme ?” », reprend la spécialiste. Sa solution singulière, la fille devra donc la chercher par elle-même, en cessant de croire sa mère toute- puissante, mais sans jamais pou- voir faire l’économie de la question : « Derrière la mère, quelle femme est-elle ? Quel est son secret ? » Pour affronter cette énigme, l’amour que la fille éprouve pour son père et le regard bienveillant que celui-ci porte sur elle sont évidemment d’une grande aide. Mais attention : qu’il n’y ait pas de transmission de la fémi- nité ne veut pas dire qu’une mère ne puisse rien apporter... « Elle peut, par exemple, donner ses bijoux, précise Rose-Paule Vinciguerra. Ou, de façon générale, des insignes de ce “charme érotique diffus du narcissisme féminin”, comme disait Freud. » Mais à travers ce don, c’est son histoire qu’elle fait passer. Ou son amour. Pas sa féminité.
(1). Le 18 septembre 2013, le Sénat a interdit les concours de beauté pour les enfants de moins de 16 ans.
Rose-Paule Vinciguerra, membre de l’École de la cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, est l’auteure de Femmes lacaniennes (Michèle, 2014).
« TÉLÉMATIN »
Laurence Ostolaza reviendra sur ce sujet le mercredi 2 décembre
dans sa rubrique « Psycho ». du lundi au jeudi,
à 6 h 30, sur France 2.

TELEMATIN- FRANCE TELEVISION du 2 décembre 2015
30/11/2015
FRANCE 2
EMISSION TELEMATIN
Reportage consacré à Rose-Paule VINCIGUERRA pour son livre "FEMMES LACANIENNES" aux Editions Michèle dans
« TÉLÉMATIN », avec Laurence Ostolaza le mercredi 2 décembre dans la rubrique « Psycho », sur France 2.


SKHOLE.FR du 11 novembre 2015
11/11/2015
Article d'Elise Clément à propos de "Subversion lacanienne des théories du genre",
ouvrage collectif sous la direction de Fabian fajnwaks et Clotilde Leguil, paru aux Editions Michèle, juin 2015
Avec les contributions d'Eric Laurent, Anne-Emmanuelle Berger, Pierre-Gilles Guéguen, Fabrice Bourlez.
Après les pas si lointains et virulents débats autour d’enjeux de société – assez divisée et crispée… la société et dans la rue ! –, tels « le Mariage pour tous », peut-être plus encore en raison de la question sous-jacente, la filiation, et le plus actuel « ABCD de l’égalité » à l’école, Subversion lacanienne des théories du genre, sous la direction de Fabian Fajnwaks et Clotilde Leguil, permet de se replonger de manière passionnante dans ces questions fondamentales. Elles pourraient se cristalliser autour de cette phrase de Lacan, « décidément nous ne savons pas ce qu’être un homme ou une femme[i] », que nous rapporte bien à propos Fabian Fajnwaks dans son article « Lacan et les théories queer : malentendus et méconnaissances » qui se propose justement de les éclaircir, en montrant que bien souvent le dernier enseignement de Lacan passe à la trappe.
Six auteurs, six frayages théoriques donc, non sans avoir mené au préalable un atelier d’une année de réflexion et de débats, afin d’articuler la spécificité de la politique lacanienne du sujet au regard des malentendus ou des biais empruntés par certains penseurs des gender & queer theory, quand ils pensent avec, ou contre, la psychanalyse, – Gayle Rubin, Monique Wittig, Judith Butler, Didier Eribon, Eric Fassin… – ventilés comme suit : « Psychanalyse au-delà du genre », « Les théories du genre, tout contre la psychanalyse » et « Genre, angoisse, jouissance ».
Que peuvent finalement bien avoir en commun des recherches et des discours universitaires – en philosophie, anthropologie, sociologie… – qui investiguent la différence des sexes, posant le genre comme une construction sociale, variable en fonction des contextes historiques, à discuter dans son rapport aux normes sociales, politisant ainsi la question de la sexualité, et la psychanalyse, aux concepts arrimés à la clinique, et à l’expérience subjective au un par un du corps parlant dans la cure de parole ? Elles partagent la dénaturalisation de la sexualité nous disent les auteurs, en revanche, pas le procès en hétéronormativité dont certains voudraient affubler la psychanalyse, pas plus l’idée qu’elle défendrait une norme de genre. Ce serait là bien mal connaître la manière dont elle envisage les modes de jouissance du corps parlant, la sexuation a-symétrique, les symptômes et le désir.
Ce qui n’est pas sans évoquer ce que Roland Barthes rappelait à propos de son « Roland Barthes par Roland Barthes », dans les années 70, lors d’une récente diffusion de son (auto)-documentaire « Roland Barthes (1915-1980) – Le théâtre du langage[ii] » : « Il y a un thème fréquent qui est la suspicion, parfois même violente, portée à la notion de naturel, à ce que les gens estiment comme être naturel. Il y a un procès général dans le livre du naturel. […] Actuellement, nous avons une approche générale du sujet humain qui est infiniment plus complexe, plus subtile qu’autrefois. Il y a, par exemple, la psychanalyse qui nous dit bien que lorsque nous croyons parler de nous, lorsque je crois parler de moi, en réalité, c’est à un moi très inconnu auquel j’accède, que je n’arrive pas à véritablement connaître en parlant de lui ». Ou encore plus loin, après avoir égrené ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, puisant aussi bien dans le goût des choses, que les attitudes, ou encore les impressions fugitives, de s’interroger sur sa classification binaire : « J’aime, je n’aime pas, cela n’a aucune importance pour personne, cela apparemment n’a pas de sens, et pourtant tout cela veut dire, mon corps n’est pas le même que le vôtre ».
Aussi est-ce bien plutôt en délicatesse avec le genre que les sujets sont, et commencent une analyse, si tel est le cas. Ou pour le dire avec les mots de l’un des auteurs, Pierre-Gilles Guéguen : « Lacan le premier, en s’intéressant au rapport de la jouissance sexuelle au corps par la médiation de l’Autre du langage, a su montrer qu’il n’y avait pas de bonne identification sexuée ni, pour personne, de chance de rencontrer un partenaire idéal, celui qui ferait exister la complémentarité entre les sexes.[iii] » Rappelons au passage que le champ des théories de genre fait son entrée universitaire en France, bien après son institutionnalisation aux États-Unis dans les années 80, émergeant dans le sillon des études féministes des années 70, et qu’il est désormais convenu d’attribuer la « disjonction » entre le sexe anatomique et le genre, au pédiatre endocrinologue, John Money, confronté à ce qui se coiffait encore du nom d’« hermaphrodisme » dans les années 50-60, c’est-à-dire une indétermination anatomique du sexe. Ce qui se nomme aujourd’hui l’intersexualité. Le psychiatre-psychanalyste, Robert Stoller, poursuivra cette dialectique, travaillant de son côté avec les transsexuel(le)s, personnes pour lesquelles le sexe anatomique ne correspond pas à la manière de se vivre.
Le cas de Norrie May-Welby est un exemple assez exceptionnel, né de sexe masculin, elle se fait opérer à l’âge de 27 ans, pour rapprocher son corps de l’anatomie des femmes, et continue d’inventer à sa mesure ce qu’elle énonce vivre comme « un cerveau intersexué », dans une quête encore non achevée, tout en réussissant à obtenir de la Haute Cour d’Australie, le genre neutre pour son état civil, au-delà donc du binarisme homme-femme dans lequel elle ne trouve place. Elle serait ainsi la première à inscrire juridiquement un droit à la personne neutre. « J’ai d’abord été plus à l’aise comme gay, dit-elle, puis drag queen, puis davantage féminine, puis, au contact des transsexuels HF, j’ai voulu me faire opérer et je reste encore féminine…[iv]» P-G Guéguen qui nous entretient avec intérêt de ce cas peu banal dans « Le supposé troisième sexe », à partir des derniers travaux de Lacan et du cas Joyce, analyse qu’il ne s’agit pas tant d’ «un choix de jouissance », que d’«une dérive métonymique dans le registre de la nomination d’un symptôme[v] ».
Pour ouvrir encore la réflexion sur le genre, la circulation de ce concept et outil politique, qui n’appartient pas à proprement parler à la psychanalyse, lire « L’épistémologie du placard, comme orientation pour un gay ça-voir » de Fabrice Bourlez, universitaire proche des gender and queer theory et analyste qui, dans un adroit va-et-vient entre les deux, s’interroge en ces termes sur le langage : « Les figures et les outils conceptuels qui guident encore les cures – phallus, Femme, jouissance, castration, complexe ou pulsions – s’inscrivent-ils eux aussi dans l’histoire de la pensée ou disposent-ils d’une efficience sans âge ? » Ou encore, « Àl’heure où les répartitions strictes, les oppositions binaires, les évidences biologiques vacillent, unaggiornamento du lexique serait-il de mise ? Àmoins qu’il ne suffise d’invoquer l’expérience clinique, la spécificité des cures, pour se détourner des mirages politiques et revenir à l’expérience privée de la vie psychique ? » Anne Emmanuelle Berger de son côté, responsable de l’Institut du genre CNRS/Université et professeur à Paris VIII, propose entre autres une lecture de Freud dans la perspective du genre. Elle réfléchit sur les notions, usages et signification de vocables allemands dans la langue de Freud, et les difficultés à en rendre compte en langue française ou anglaise. Par exemple, Weiblichkeit, traduit communément par féminité en français, mais qui dans la langue de Freud désigne aussi bien les attributs ou les qualités de ce qui est féminin. Elle éclaire également la polysémie de Geschlecht qui désigne à la fois le sexe, mais aussi le genre, la génération, la famille...
Dans « Genre et Jouissance », Eric Laurent offre une riche trajectoire qui part de l’impasse freudienne sur la fin d’analyse, le fameux roc de la castration, où la séparation biologique occupe encore une bonne place pour Freud – « pour le psychique, le biologique joue véritablement le rôle du roc d’origine sous-jacent[vi] », pour montrer comment Lacan aborde l’a-symétrie des mode de jouissance entre les hommes et les femmes, au-delà des marques sexués sur le corps. Et à partir de la proposition de déconstruction radicale du genre de Judith Butler, qui précise-t-il est un abord où il y a peu d’universel devant la différence, montre finement ce qui sépare aussi bien Lacan des tenants du genre que des auteurs structuralistes et post-structuralistes – Levi-Strauss, Héritier, Agacinski, etc. – « La politique de la désidentification a des limites que nous pouvons interroger non pas à partir de soi-disants “invariants anthropologiques”, mais à partir du fait que cette jouissance délocalisée a besoin d’un espace pour s’inscrire, qui est le corps. Et le corps, lui a une consistance, il n’est pas saisissable d’une inconsistance première.[vii]» Montrant in fine comment une analyse lacanienne conduit à s’identifier avant tout à « son symptôme », à partir du corps que l’on a, qui est « consistance du parlêtre », et comment Lacan a subverti les diverses identifications qui ont cours dans la théorie freudienne au cours de ses travaux. Enfin, nous donne-t-il encore matière à réfléchir aux nouvelles fictions familiales, au-delà de « la délibération démocratique sur les lois veillant sur la soi-disant immuabilité des conventions sur le sexe [viii]», Lacan envisageait déjà la famille plutôt à décoller de « l’idéologie œdipienne », et dans ce qui sa fonction varie. C’est l’enfant qui dans ces nouvelles fictions créé la famille et c’est son « point de réel » qu’il faudra alors prendre en compte selon la sociologue Irène Théry –propos que nous rapporte ici Eric Laurent. Quelques mots encore sur la poignance de l’article de Clotilde Leguil, « Sur le genre des femmes selon Lacan. La sexualité féminine par-delà les normes » qui sort de l’ornière le questionnement de fond des théoriciennes féministes et les points de butée rencontrés, que condense ainsi Judith Butler, « Y a-t-il un dénominateur commun aux femmes qui préexiste à leur oppression ou les femmes n’ont-elles de lien de parenté qu’en vertu de leur oppression ? [ix]», montrant comment la psychanalyse freudienne et lacanienne ont envisagé la féminité comme trauma d’abord, comme inassimilable ensuite, en somme une position qui ne se laisse ni réduire à l’ordre symbolique, ni à la norme sociale, mais qui s’envisage bien plus dans la rencontre avec un réel. Il n’est pas donc nécessaire avec la psychanalyse d’injecter du trouble dans le genre comme le propose Judith Butler, puisqu’il est déjà là : « Quand un sujet bute sur ce qui résiste à toute universalisation, ce qui fait obstacle à toute dialectique, ce qui échappe à la symbolisation, mais pourtant ne cesse de revenir, il aborde là ce continent qui peut être parfois très noir et qui est celui d’une femme comme trou dans l’universel.[x] »
Elise Clément
[i]Fabian Fajnwaks & Clotilde Leguil (s/dir), Subversion lacanienne des théories du genre, Paris, Editions Michèle, coll. « Je est un autre », 2015, p. 25.
[ii]Documentaire de Thierry Thomas, écrit par Chantal Thomas (2015)
[iii]Fabian Fajnwaks & Clotilde Leguil (s/dir), Subversion lacanienne des théories du genre, op.cit., p. 137.
[iv]Ibid., p. 143.
[v]Ibid., p. 143.
[vi]Freud S., L’analyse finie et l’analyse infinie, OCF, Vol. XX, PUF, p. 54.
[vii]Fabian Fajnwaks & Clotilde Leguil (s/dir),Ibid., p. 160.
[viii]Ibid., p. 156.
[ix]Ibid., p. 58.
[x]Ibid., p. 72.
FORUM DES LECTEURS - CORREZE TV EN DIRECT le 7 novembre 2015 à 18 heures retransmis en direct depuis la Foire du Livre de BRIVE
07/11/2015
Réunis autour du livre "Ecrire c 'est Vivre - Les Entretiens de Brive", publié aux Editions Michèle, le samedi 7 novembre 2015 à 18 heures rencontre avec Philippe Bouret (Les entretiens de Brive, Michèle), Grichka Bogdanov (Les entretiens de Brive éd. Michèle et Le code secret de l’univers, Albin Michel) et Bruno Tessarech (L’atelier d’écriture, JC Lattès).
Une rencontre Animée par Florence Bouchy
Le FORUM DES LECTEURS RETRANSMIS EN DIRECT SUR CORREZE TV à 18 heures
Cette émission peut-être visionnée depuis le site des Editions Michèle, retourner sur la page d 'accueil et cliquer sur la rubrique "vidéos"
RADIOFRANCE BLEUE LIMOUSIN - FRANCE INFO le 6 novembre à 17h30 en direct
06/11/2015
Interview en direct de la Foire du livre de Brive, le vendredi 6 novembre à 17h30.
Interview de Philippe Bouret par Sylvie Cler- Lailheugue de France Bleue Limousin – France Info autour du livre "Ecrire c 'est Vivre - les Entretiens de Brive", publié aux Editions Michèle.
Journal l'ECHO numéro spécial Foire du livre de Brive
06/11/2015
NUMERO SPECIAL FOIRE DE BRIVE DU JOURNAL L'ECHO
A partir du vendredi 6 novembre, sera offert à chaque visiteur de la Foire et pendant 3 jours un numéro spécial du journal L’ECHO dans lequel figure un long entretien avec Serge HULPUSCH avec Philippe BOURET, auteur, au sujet du livre "Ecrire c 'est Vivre - Les Entretiens de Brive", parû aux éditions Michèle le 29 octobre 2015.
Interview pour l’ECHO – Supplément Foire du livre de Brive 2015
Philippe Bouret / Serge Hulpusch
"Ecrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive" (Editions Michèle – Paris)
Serge HULPUSCH : Comment l’idée de ce livre d’entretiens avec différentes personnalités fréquentant la Foire du livre de Brive est née ?
Philippe BOURET : L’idée de ce livre « Ecrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive » est avant tout l’idée des Editions Michèle qui, accompagnées du Dr Philippe Lacadée, Directeur de la Collection Je est un autre, m’ont proposé de réaliser de très longs entretiens avec des personnalités du monde des arts et de la culture. Tous deux avaient lu et apprécié les textes que j’avais publiés entre 2013 et 2014. Cette proposition représentait un réel défi et un énorme travail de plusieurs mois en perspective.
Tout a commencé en novembre 2011, Je fais venir Jacques-Alain Miller à La foire du livre, qui donne une très belle interview à Marie-Madeleine Rogopoulos sur Vie de Lacan. Mais surtout, il participe à La nuit blanche Marguerite Duras où il évoque le magnifique texte de Lacan Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol.V Stein 1. Son énonciation me saisit. Il conclut ainsi son intervention « Marguerite Duras, ou on tape dessus comme un sourd ou on rend hommage. Et au fond nous rendons hommage ». Ce fut un vrai moment vibratoire, j’ai été touché au corps. C’est de là que vient réellement l’idée des entretiens que j’ai menés par la suite avec des écrivains. Il s’agissait pour moi de mettre à l’épreuve l’hommage de Lacan, de consentir à me laisser traverser par l’expérience de la rencontre avec l’artiste, sa parole, son discours, son savoir. Il y a surtout cette phrase qui s’est imposée à moi : « Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fut-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie »2
Dans l’élan, en 2013 et 2014, je réalise dans l’enceinte de la Foire, une série d’entretiens brefs au débotté et trois plus longs, avec des personnalités de la littérature, sur le thème de nos journées d’étude. Trauma en 2013, Desforges, Moix, Boukhobza, Charb, Pelloux, Saint Bris, Lambrichs etc., Être mère en 2014. Bogdanoff, Nothomb, Cloarec…Ces entretiens sont publiés, pour certains dans les colonnes de Lacan Quotidien (Champ freudien) et pour d’autres dans celles de La règle du jeu (B. H Levy). Certains sont traduits et diffusés en Argentine par l’Agence Telam, ainsi qu’au Brésil.
S. H. : A-t-il été facile de persuader ces hommes et ces femmes de se confier à vous sur le thème « Ecrire, c’est vivre » ? Le choix des personnes a été décidé de quelle manière ?
Ph. B. : Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir à persuader qui que ce soit. Je pense que tout a résidé dans ma manière de me présenter. Voilà quelqu’un, un psychanalyste - Membre d’une École de psychanalyse connue, l’École de Lacan, reconnue d’utilité publique même – qui leur propose un moment de rencontre, de conversation, sans apriori et en toute simplicité sur ce qui occupe leur existence : la littérature, le cinéma, le théâtre, la philosophie, la psychanalyse… Ma proposition est alors fort bien accueillie et chacune, chacun à sa manière relève le défi et m’accorde une partie de son temps. Croyez-moi, je fus le premier surpris des effets de mon discours.
Mon éditeur m’a laissé le libre choix de mes invités. J’avais déjà tissé des liens avec certains d’entre-eux. Je connaissais Alain Rey pour l’avoir rencontré en 2013. Louise L. Lambrichs m’avait accordé un très long entretien la même année. J’avais écrit des articles sur les romans de Marc Pautrel et réalisé un entretien consistant avec lui « Ecrire juste ». François Regnault était présent lorsque j’avais organisé la Soirée Elvire, Jouvet 40 au Cinéma Rex en 2014, il est aussi comme moi, Membre de École de la Cause freudienne. Mes invité(es) ont toutes et tous un lien plus ou moins direct avec Brive.
S. H. : L’angle « psychanalytique » (Freudien et/ou lacanien) a-t-il servi de fil conducteur à vos entretiens ?
Ph. B. : Plus que « fil conducteur », qui sous-entendrait que j’avais préalablement un plan d’entretien, je préfère parler de cap, d’orientation analytique. Pour maintenir ce cap, le discours analytique est un repère, ma psychanalyse personnelle un ferment, l’œuvre de Freud, l’enseignement de Jacques Lacan et celui de Jacques-Alain Miller, une boussole. Ainsi j’ai consenti à occuper la place de celui qui suscite et accueille la parole de l’autre, favorise les résonances, et tente de rendre sensible et transmissible l’essence même d’un discours dans la singularité du sujet qui l’énonce. C’est une position de passeur et non une posture de gardien du Temple. L’entretien est devenu à partir de là un lieu où il devenait possible de faire valoir un savoir au-delà de ce qui est dit. L’entretien c’est ce qui se tient-entre. J’ai donc mené ces entretiens à partir de ce qui m’a fait psychanalyste, du produit de ma propre analyse, de ma formation, tout en demeurant dans une position d’analysant, c'est-à-dire en supposant l’artiste savoir. C’est ce qui fait la singularité du livre et de ce qui est dit. Il y a le sens, mais il y a aussi – du moins, j’espère que le lecteur va être sensible à cela – quelque chose qui intéresse la présence des corps, la voix, l’énonciation et de fait, quelques effets de surprise.
S. H. : Quel est ce « scintillement » que vous avez cherché auprès d’eux ? Il y a eu des « révélations » ?
Ph. B. : Il est très joli ce signifiant « scintillement ». Je ne me souviens pas l’avoir dit, mais je l’ai retrouvé dans une interview. J’ai dû le dire, à mon insu et je le fait mien volontiers. Je crois que j’ai parlé de pépites, voilà, j’ai dit que je suis attentif aux pépites qui rient au soleil comme l’amour. Car ces rencontres sont des rencontres amoureuses. Lacan nous a enseigné qu’à partir du moment où l’on suppose un savoir à quelqu’un, on se met à l’aimer. Hé bien, c’est mon cas. Mes invité(es) l’ont certainement perçu, il faudrait le leur demander. Quatre d’entre eux seront présents cette année. Pour le psychanalyste qui va vers l’artiste, la rencontre au un par un appelle et expand le désir. Les artistes prennent l’existence au sérieux, et ils le disent dans les pages de ce livre. Ils explorent l’intranquillité et la joie des chemins de la création, se laissent surprendre par les mots qui s’imposent à eux et font usage du malentendu comme marque de l’être parlant. Ce livre est une invitation à lire et plus précisément à entendre comment les artistes atteignent, par leur art, un savoir qui précède celui du psychanalyste, un savoir parfois insu dans l’intime saisissement de l’acte créatif et qui vient au jour dans la fulgurance d’une rencontre. Si c’est cela que vous appelez « révélations » alors pourquoi pas ? Grichka Bogdanoff, qui nous offre un entretien long et exclusif m’a écrit il y a peu « Merci 1000 pour votre écho, même si à le partager avec moi-même, je le sens à demi-mérité…Mais quoiqu’il puisse en être, sachez que ce dépliage m’a passionné ! Je crois, en effet que ce discours inattendu en prendra certains « en écharpe », selon la jolie expression de Rolland Barthes » Vous voyez, il y a là quelque chose d’une joie partagée, certainement une rencontre entre deux inconscients.
S. H. : Quel apport aura eu votre expérience professionnelle au final dans la rédaction de ce livre à priori unique en son genre dans la forme et dans le fond ?
Ph. B. : D’abord je vous remercie de qualifier cet ouvrage d’ « unique en son genre ». Je ne sais s’il le sera pour le lecteur, mais pour moi il l’est déjà. Ce travail m’a permis de vivre une expérience formidable : me laisser traverser par une phrase de Lacan et par un désir en acte d’aller l’éprouver – au sens de ce que l’on peut éprouver dans le corps – dans une rencontre avec un sujet dont je suppose qu’il en sait un bout sur ce qui le fait vivre. Pour moi, chaque entretien est unique dans le sens où, comme le conseille Freud, je me suis toujours présenté devant mon invité(e) en oubliant les autres et sans idée préconçue.
C’est bien ainsi que je tente de rencontrer chaque sujet qui vient me voir à mon cabinet, dans un état de réception que l’on pourrait apparenter à celui d’une plaque sensible, comme en photographie. Et même si la préparation de chacun des Entretiens de Brive m’a demandé un énorme travail de lecture (livres, documents), d’écoute (interviews radio, télévisés…) et l’établissement d’une grande somme de notes, au moment de la rencontre, je démarre avec une seule question et parfois différente de celle que j’avais prévue, parce qu’il se passe quelque chose d’impromptu que je saisis au vol. Voyez comment s’est engagé l’entretien avec Benoît Jacquot sur la question des femmes ! Ensuite, j’accueille le discours et je tente de saisir ce qui vient, là où la parole surprend, où la langue joue des tours au sujet parlant…artiste ou pas. Mon amour pour l’usage des mots est alors convoqué. C’est là que le sujet peut articuler un savoir inédit qui vient le surprendre au détour d’un mot, d’un lapsus, d’un dérapage de la langue, d’un trébuchement du phonème ou d’une faille de la voix.
Vous savez certainement que le samedi 7 novembre, à 18h, je serai avec Grichka Bogdanoff au Forum des lecteurs, en direct au cœur de la Foire du livre, pour un entretien mené par Florence Bouchy. C’est un honneur. Grichka Bogdanoff qui va surprendre plus d’un lecteur, je vous l’assure. C’est la raison pour laquelle je souhaite vous faire part de ce qu’il m’a dit au téléphone sur l’atmosphère qui a présidé à ces entretiens : « Dans l’espace déployé que vous avez justement mis en scène, à travers votre écoute, non seulement experte, mais sensible aussi, j’ai pu retrouver des points qui s’étaient évanouis et qui ont ainsi pu être mis en scène. Je pense que l’élaboration de ma « singularité initiale », qui prend son essor – en partie – à la source de l’invitation lacanienne, est une chose totalement inconnue du public, totalement nouvelle et totalement sidérante. Grâce à vous, cette sidération va maintenant pouvoir circuler »
Alors, quand vous dites que ce livre est « unique en son genre dans la forme et dans le fond », je ne peux que souscrire.
-1 LACAN J. ; Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein – 1965 – Paru dans les cahiers Renaud-Barrault, Paris, Gallimard, 1965, N°52, pp. 7-15.
- 2 Opus cité.
RADIO RCF CORREZE
04/11/2015
RADIO RCF CORREZE
04/11/2015
Emission de radio RCF-Corrèze avec Philippe BOURET pour "Ecrifre c 'est Vivre - Les Entretiens de Brive"
Philippe BOURET est l'invité de Martine DEVENDEUVRE, journaliste pour son émission littéraire en lien avec les auteurs de la Foire du livre de Brive, pour un entretien au sujet du livre "Ecrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive".
L'émission est diffusée le mercredi 4 novembre entre 11h et 12h, sur la radio RCF – Corrèze
Emission sur RADIO RCF CORREZE
04/11/2015
RADIO RCF CORREZE
04/11/2015
Emission de radio RCF-Corrèze avec Philippe BOURET pour "Ecrifre c 'est Vivre - Les Entretiens de Brive"
Philippe BOURET est l'invité de Martine DEVENDEUVRE, journaliste pour son émission littéraire en lien avec les auteurs de la Foire du livre de Brive, pour un entretien au sujet du livre "Ecrire, c’est vivre – Les entretiens de Brive".
L'émission est diffusée le mercredi 4 novembre entre 11h et 12h, sur la radio RCF – Corrèze
Vous pourrez la retrouver sur le site des Editions Michèle, rubrique "émissions de radio".
BRIVE MAG article de Jennifer Bressan
29/10/2015
Article de Jennifer BRESSAN publié au BRIVE MAG du 29 octobre 2015 relatif à "Ecrire c 'est Vivre - les Entretiens de Brive"
Le premier volume des "Entretiens de Brive: Ecrire, c’est vivre" réalisés par Philippe Bouret paraissent aujourd’hui aux éditions Michèle. Durant ces 6 derniers mois, le psychanalyste briviste est allé à la rencontre de 10 figures emblématiques du monde artistique, passées par Brive ou liées d’une façon ou d’une autre à la cité. De ces rencontres, il a extrait une parole précieuse, une matière singulière axée sur l’art, l’être, la lecture et la cité. Des pages à mettre entre toutes les mains.
A noter que Philippe Bouret, présent durant les 3 jours de la 34e Foire du livre de Brive, prendra part à une rencontre sur le thème de l’écriture le samedi 7 novembre à 18h au forum des lecteurs avec Grichka Bogdanoff et Bruno Tessarech.
Il est rare de voir des entretiens avec des personnalités issues du monde artistique déployer une matière d’une telle densité, pousser si loin la réflexion d’un côté, la confidence de l’autre. De l’académicienne Danièle Sallenave, présidente de la 34e Foire du livre de Brive, à Grichka Bogdanoff, en passant par l’écrivain linguiste Alain Rey ou le cinéaste Benoît Jacquot, ils sont en tout dix artistes*, passés par Brive (au Rex, à la Foire du livre, en résidence d’écriture…) à avoir accepté de se livrer. Mais ce qui frappe, outre la profondeur des propos, c’est leur originalité.
Les uns après les autres, les artistes expriment des sentiments, se livrent sur des sujets qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de développer et acceptent de s’aventurer sur des terrains qu’ils n’avaient jamais encore foulés, comme la symbolique du manteau de fourrure de la comédienne et réalisatrice Maria de Meideros ou encore la question des pieds chez Benoît Jacquot.
Des thématiques inattendues, saugrenues presque, mais qui éclairent leur personnalité et leur art d’une lumière nouvelle. Lumière que certains vont faire eux-mêmes et pour la première fois dans le vif de l’échange. C’est par exemple le cas de Danièle Sallenave, emportée sur le chemin de la respiration et prenant conscience tout à coup que la disphonie dont elle souffre après chaque journée de travail vient de la vocalise silencieuse et inconsciente que le passage du stylo au clavier l’a amenée à produire.
Cet aboutissement, Philippe Bouret le doit en partie à la position de passeur qu’il a choisi d’adopter. « L’artiste toujours précède le psychanalyste et il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie », assure-t-il, imprégné de l’amour que Freud, déjà, vouait aux artistes. Et de citer encore Lacan, rendant hommage à l’auteur du Ravissement de Lol V. Stein: « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. » C’est sur ce savoir présupposé à l’artiste que le psychanalyste fonde son amour pour eux, amour qu’il place au cœur de son projet.
Face aux artistes rencontrés dans les 6 derniers mois entre Brive, Bordeaux mais surtout Paris, dans des « lieux charmants » tels que l’Académie française, ou le café de Flore, Philippe Bouret s’est présenté les mains vides (juste un enregistreur) mais la tête pleine d’un travail rigoureux effectué en amont. L’enjeu : ne pas être rivé sur ses notes mais pleinement présent tout au long de l’échange pour être en mesure de « saisir au bond l’original quand il surgit ».
Et magie de deux inconscients se mettant au diapason, l’original a effectivement surgi. « Par leur art, les artistes atteignent quelque chose de la vérité de l’être qu’on atteint en cure analytique et ils l’ont exprimé avec leurs mots. » Car pas question pour l’auteur de s’adresser uniquement aux professionnels du monde psy. « Le projet serait alors un échec. » Au contraire, il est convaincu que la psychanalyse a sa place dans la cité. Et par ce projet que lui ont confié les éditions Michèle, il a voulu œuvrer à cette réappropriation. C’est essentiel: la psychanalyse étant pour lui « le seul lieu aujourd’hui où la libre-parole soit encore pleinement préservée ».
* Danièle Sallenave, Grichka Bogdanoff, Alain Rey, Benoît Jacquot, François Renault, Clothilde Leguil (par Elise Clément), Marc Pautrel, Maria de Medeiros, Louise L. Lambrichs et Marie Gaston.
NONFICTION.FR
06/10/2015
LACAN ET LE GENRE par Mari-Paz RODRIGUEZ
Article publié in Nonfiction.fr
Un dossier "Etat de genre " est également constitué par l'auteur et la revue Nonfiction.fr, accessible en lien directement depuis http://www.nonfiction.fr/article-7800-lacan_et_le_genre.htm
Comme nous l´annonce Clotilde Leguil dès les premières pages de l’ouvrage, « le discours analytique ne peut se laisser réduire à un discours militant sur la sexualité orthonormée, acceptable et légitime » . Cette affirmation, évidente pour certains praticiens, l'est beaucoup moins pour certains partisans des théories queer qui, comme le rappelle Fabian Fajnwaks, accusent la psychanalyse d’hétéro-centrisme et d’hétéro-normativité, ou lui reprochent de préserver la différence des sexes ou, encore, de considérer l'homosexualité comme une perversion.
Etablir un vrai dialogue entre psychanalyse lacanienne et théories du genre signifie prendre le temps de répondre avec rigueur aux malentendus qui peuvent exister entre ces deux champs d’études. Or c'est exactement ce que fait Fajnwaks en introduisant le débat dans la première partie du livre. Il lit Monique Wittig, Gayle Rubin et, en passant par Judith Butler, il nous mène vers le chemin de la psychanalyse, qui pour sa part, ne promeut pas des nominations ségrégatives ou des recettes « pour tous » mais, bien plutôt, une approche de la sexualité comme ce qui est le plus singulier pour chaque être parlant. La célèbre formule lacanienne « Il n´y a pas de rapport sexuel » peut alors être entendue comme : il n´y a pas de sexualité normale, pas de sexualité qui serait régulée par une norme quelconque.
L’auteur explique comment « chaque être parlant devra trouver sa solution, toujours et à chaque fois singulière, par et dans son rapport à la jouissance. C´est cette approche qu´on pourrait aisément qualifier de queer » . Ce nouveau paradigme psychanalytique – qui rapproche donc la psychanalyse des dimensions les plus subversives des études queer – est né de la lecture que fait Lacan de la clinique à travers la théorie des nœuds, aussi appelée clinique borroméenne. Pour l´auteur, l´éthique de la psychanalyse consiste à se laisser surprendre par la manière dont le sujet articule ses propres solutions « sinthomatiques », c’est-à-dire saisir comment la vie de chaque sujet se noue de manière unique, en laissant de côté toute position idéologique qui viendrait corroborer le complexe d´Œdipe. La clinique lacanienne contemporaine se passe donc de l’universel œdipien.
La lecture lacanienne de Fajnwaks se fait particulièrement subversive lorsqu’il aborde le transexualisme. A la différence d´une grande partie des psychanalystes, qui taxent le ou la transexuel.le de psychotique, à cause d´une phrase malheureuse de Lacan dans son Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, Fabian Fajnwaks fait, quant à lui, appel à la prudence. Il estime que « cette remarque de Lacan n´autorise pas à une généralisation du diagnostic qui ne peut s´établir que dans la particularité du cas ». On salue ici la clarté de sa position et la façon dont elle se démarque nettement de la tendance classique à vouloir caser le transexuel du côté de la folie. N’est pas fou qui veut, disait aussi Lacan.
Clotilde Leguil signe un article sur le genre des femmes en tant que femme analysante. Sa vision de la féminité est stimulante, notamment lorsqu’elle écrit, pour répondre par un jeu de mots à Judith Butler, « qu´une femme ne crée [pas] du trouble dans le genre, mais [qu’] elle crée du trou dans le genre » .Ce trou représente un lieu, mais un lieu qui demeure essentiellement vide. Selon Leguil, la féminité doit être pensée dans le rapport du sujet à son corps et à la langue soit la frappe originaire du langage sur son corps. C´est son expérience en tant qu´analysante qui lui permet d´affirmer que la féminité a le caractère de trace illisible, le signifiant « femme » restant pour elle indéchiffrable, illisible. Elle indique que le sujet rencontre son être sexué féminin sous la forme d´une rencontre avec le réel. Si la perspective est heureuse, on peut cependant regretter que son texte ne donne un exemple d´acte féminin qui aurait été posé par un homme. Le trou dans le genre aurait ainsi utilement pu démontrer qu’à, suivre Lacan, l´être masculin ou l'être féminin ne sont plus liés au sexe biologique d´appartenance.
Dans son article, Fabrice Bourlez nous présente son « gay ça-voir » . Il le dit et il le fait : « Dire d'où l´on énonce, c´est dire ce qu´on dénonce », et dès ses premières lignes, il s´énonce homosexuel. Acte courageux dans le milieu psychanalytique, où, aujourd'hui encore, nombre de psychanalystes continuent à avoir du mal à faire leur coming out ! Son idée est que celles et ceux qui sont homosexuels expérimentent la nécessité de mettre fin au secret, d’exiger une reconnaissance et une acceptation de la banalité singulière de leurs modes de jouir et d´aimer. En ce sens, il dresse ce que j´appellerais un éloge à E. K. Sedgwick et sa célèbre « Epistémologie du placard ». En suivant la logique de l'auteure queer, Bourlez nous invite à nous poser une question étonnante : le cabinet de l'analyste serait-il par hasard l’équivalent d’un placard ? Sa réponse est un non catégorique. Il pointe que la sortie du cabinet comme celle hors du placard passe toujours par une nomination. Dans son cas à lui, celle-ci s’énonce comme suit : « Pour l'homoanalysant qui signe ces lignes, il s´agit peut-être de s´autoriser à se dire homoanalyste » . Belle avancée pour la subversion qui manque peut-être parfois à la psychanalyse.
Anne Emmanuelle Berger, quant à elle, nous présente une lecture de la psychanalyse sous le prisme du féminisme. Les analystes doivent la remercier de son effort pour faire de la psychanalyse une théorie du genre. En effet, on est habitués à entendre que la psychanalyse n´est qu´une théorie féministe manquée. Mais, d´après Berger, même les mouvements drag queen ou drag king américains se sont intéressés à Lacan, notamment à son élaboration autour de la mascarade. Ils considèrent que « faire-homme » ou « faire-femme » ne sont que des semblants qui permettent de faire exister la relation sexuelle dans la comédie que représente l´acte sexuel.
La cerise sur le gâteau de cet ouvrage riche en réflexions inédites sont les articles de deux analystes lacaniens connus pour leurs contributions à la transmission de la pensée de Lacan : Pierre-Gilles Gueguen et Eric Laurent. Le premier fait une lecture borroméenne du seul cas au monde d'un genre « non-specified » officiellement reconnu. Il s´agit de Norrie May-Welby, la première femme à avoir été légalement reconnue sans genre. Elle se dit « intersexuée » et a réussi à ce que l’on promulgue une loi en Australie, spécialement pour son statut d’« in between ». Le second psychanalyste évoque la jouissance féminine, telle que thématisée par le dernier Lacan, avec la complexité qu´un tel sujet suppose. Laurent reprend l´énigme de l´orgasme féminin, qui a occupé une place très importante aussi bien dans la littérature analytique que scientifique. De la théorie de la frigidité de Marie Bonaparte à la théorie darwinienne sur la « logique de l’orgasme féminin » de la biologiste Elizabeth Lloyd, nous constatons la difficulté d´aborder le réel du corps féminin par l´univers symbolique de la science. Pour Laurent, ce qui est essentiel pour l’analysant, homme ou femme d´ailleurs, c´est de pouvoir s´identifier à son symptôme. Mais cette identification, à la différence de l´identification au père typiquement freudienne, tient au corps. Lacan, à la fin de son enseignement, faisait la part belle au « hors-sens de l´inconscient » et considérait que, connaître son symptôme revenait à mieux cerner la jouissance du corps.
L’ouvrage témoigne dans son ensemble d’un changement de paradigme à l’œuvre dans la psychanalyse. Pareil changement s´opère par petits bouts grâce à des travaux comme ceux qui sont réunis dans ce volume. Ce livre pose donc une première pierre vers un long travail encore à venir si la psychanalyse actuelle souhaite rester aussi subversive que Freud ne l’avait lui-même pensée.
LA MONTAGNE quotidien du 16 septembre 2015
16/09/2015
Article publié dans le quotidien La Montagne du 16 septembre 2015, par Blandine HUTIN-MERCIER
Les artistes que Philippe Bouret a rencontrés, longuement, passionnément, ont tous un lien avec Brive : Danièle Sallenave sera la prochaine présidente de la Foire du livre, le cinéaste Benoît Jacquot a présenté son film Elvire Jouvet 40 au Rex l'an dernier, l'écrivain Marc Pautrel y est venu en résidence d'écriture, Grichka Bogdanoff est un fidèle de la Foire du livre…
« On peut être enseigné par les artistes »
Mais ce n'est pas tant sur la ville que le psychanalyste briviste a choisi de les faire s'exprimer ; plutôt sur leur rapport à l'art, le pourquoi du comment de leur création et, de fait, leur être intime. Rien de commun ou d'entendu dans ses questionnements, « mon parti pris était de les interroger sur un sujet sur lequel on ne les a jamais entendus ; de trouver un biais pour qu'ils livrent quelque chose dont ils n'ont jamais parlé ».
La comédienne et réalisatrice Maria De Medeiros, ce sera sa relation avec Michel Bouquet, le dramaturge François Regnault sa relation avec Althuser et Chéreau, le frère Bogdanoff ses rencontres avec Lacan et Barthes et la différenciation. Au final, apprécie Philippe Bouret, « on en apprend plus sur eux et les artistes ; Au-delà de leur art, eux tentent d'articuler quelque chose. Danièle Sallenave, par exemple, réfléchit à l'effet de l'écriture sur son propre corps ».
Entre confessions intimes et traité d'art, ces Entretiens rejoignent la pratique du psychanalyste, membre de l'École de la cause freudienne et lacanien convaincu. « Lacan pensait qu'on peut être enseigné par les artistes, qu'ils mettent en évidence des points cruciaux auxquels s'intéresse la psychanalyse. À travers ces simples interviews, je voulais que les artistes soient étonnées eux-mêmes. L'idée, au final, c'est de faire en sorte que la psychanalyse soit dans la cité, c'est-à-dire qu'elle s'intéresse aux artistes, qui atteignent l'être par leur art ».
Sur la Foire du livre
Des rencontres que Philippe Bouret avait déjà expérimentées sur la Foire du livre, en 2013, avec une série d'entretiens sur le rapport entre traumatisme et écriture ; des textes publiés dans Lacan au quotidien. Des expériences qu'il espère reconduire sur d'autres Foires du livre ; pas la prochaine, puisqu'il y sera en tant qu'auteur des Entretiens de Brive justement.
Pratique. Les entretiens de Brive, par Philippe Bouret et Élise Clément, aux éditions Michèle (collection Entretiens). En librairie le 29 octobre 2015.
Blandine Hutin-Mercier
LACAN QUOTIDIEN n°498 Article d'ELISE CLEMENT
03/04/2015
Article d'Elise CLEMENT au sujet du livre "Femmes lacaniennes" de Rose-Paule VINCIGUERRA, éditions Michèle.
De cette peau de velours vert anglais, un titre, agalmatique en diable, Femmes lacaniennes, s’envole en lettres blanches, comme lues pour la première fois tout en faisant résonner intimement le temps du divan. Tandis qu’une sphinge et un centaure (1) se font face, dans un étrange corps à corps à distance, propice saisie en image par le peintre Masson de la formule elle-même très ramassée Il n’y a pas de rapport sexuel. Nulle complétude entre les sexes, mais bien des modes de jouissance hétérogènes. Se dire femme ou homme, c’est déjà s’habiller des semblants de la langue. Les mots qui nous ont précédés, avant notre naissance, et ceux qui ont baigné notre enfance, au-delà de toute corrélation biologique d’évidence, pèsent souvent de leur poids inconscient dans nos fabrications de femmes et d’hommes.


Des femmes aux divans de la psychanalyse lacanienne, qu’est-ce à dire ? Serait-ce un viatique pour La femme [qui] n’existe pas, selon la formule percutante et libératrice de Lacan, et qui en médusa plus d’une et plus d’un en son temps, et aujourd’hui encore ? À savoir que d’universel de la femme, il n’y a pas, pas plus de nature ou d’essence la déterminant au devenir mère ou épouse – sauf peut-être dans la côte d’Adam... –, mais qu’il lui échoit en revanche un supplément de jouissance, au-delà de la jouissance phallique. Elle y est certes, mais pas-toute enchâssée, un pied dedans, un pied dehors, ce qui a autorisé ceux qui n’ont les pieds joints que du côté phallique à bien des « aberrations » (2) dans la manière de les (dé)considérer. Lacan, lui, rapprochait ce pas-tout de l’expérience des mystiques. Les femmes n’en ont pas la chasse gardée, bien que de structure plus rétives à l’avoir et plus « proches du réel », mais, comme le rappelle justement et joliment Rose-Paule Vinciguerra, « le pas-tout dans la jouissance phallique concerne non seulement des femmes mais aussi la deuxième moitié de tout sujet : il est le “singulier d’un confn”, celui que le divin Tirésias, qui fut homme et femme, a exploré » (3).
Ce dont il est possible, ou pas, c’est selon, de dire quelque chose, bien qu’à l’horizon il faille toujours compter avec cet « impossible pour le signifant de capturer tout ce qu’il en est de la jouissance du corps vivant» (4), cela s’éprouve solitairement, joue dans les corps des partitions uniques, parfois jusqu’à d’extrêmes vertiges, ou peut se mettre au travail dans la création, ou encore dans une manière de vivre, non sans ses halos de réel plus ou moins intenses, et s’explore sur le divan à partir de l’énonciation d’un bien-dire.
C’est dans un style concis, précis et érudit, que l’auteur a à cœur de montrer en quoi les femmes et leurs symptômes ont nourri de l’intérieur les avancées de la psychanalyse, et comment Freud et Lacan ont opéré une révolution quant à l’approche des femmes, de leur sexualité, de leur rapport au désir et à la maternité, révolution qui in fne a procédé à un retour sur la psychanalyse elle-même. L’auteur nous invite à penser des rapprochements entre la manière inédite de Lacan d’avoir posé la sexuation féminine et la position de l’analyste. « Comment [...] rapprocher la position de l’analyste et la position féminine sans verser dans des poncifs, toujours imaginaires, sur les caractères psychologiques des hommes et des femmes ? » (5), écrit-elle. Et d’interroger la contiguïté entre l’analyste comme semblant d’objet a cause du désir et une femme comme occupant cette position pour un homme à partir de Lacan. L’analyste et la femme se « font offre-à-jouir» (6). Est-ce à dire qu’occuper cette place féminise ? Ou encore de poser que « si les femmes ont une affnité spéciale avec les semblants de la jouissance, il est leur est sans doute plus aisé de se prêter à supporter cette concentration de jouissance qu’est l’objet a pour un analysant et d’induire chez lui une division du sujet » (7).
Cette affnité entre position du psychanalyste et position féminine se joue encore dans l’orientation du pas-tout « dont relève l’analyste » (8).
C’est là sans doute la partie centrale du livre qui s’essaie à élucider la phrase de Lacan au sujet des analystes femmes, « les meilleures ou les pires » (9), et souligne la nécessaire prise en considération de l’au-delà de l’Œdipe par le psychanalyste aujourd’hui. Cet abord de la position du psychanalyste, cependant, n’est pas sans la réfexion qui parcourt le livre sur la fn de l’analyse et la passe. À cet égard, l’auteur donne à lire des pages très lumineuses par son écriture qui permet de condenser tout le particulier d’une analyse et met au travail ce que signife « faire de la castration sujet »(10), ou encore déploie la fonction du sinthome à la fn du parcours analytique. Et cette question : la rencontre par tout sujet en fn d’analyse d’un « rien peut-être » n’apparente-t-il pas celui-ci à la position féminine ? Car les femmes, avec ce « “rien, peut-être” qui interroge leur défaut d’être, sauraient [...] à tout le moins, inventer un style » (11).
Et de l’amour ? Rose-Paule Vinciguerra offre un très beau chapitre, intitulé « Paradoxes de l’amour » (12), sur ce « divin mirage » où l’Idéal du moi vise un Autre idéal aimé, dans lequel se mirer imaginairement, en attendant réciprocité, bien que celui « en qui je m’aime n’est pas celui que je crois voir ». Tout comme l’amour est aussi voile – nécessaire ? – sur « son propre manque à être et avoir ». Et de comparer la parole de l’amoureux au « héros des troubadours » qui « parle en rêvant », car de paroles, il est beaucoup question en amour ; c’est par cette adresse à l’autre que se dessine « une réalité nouvelle » pour le destinataire. Et si « les sentiments sont toujours réciproques », dit Lacan, et dissemblables, c’est sur fond de savoir inconscient entre l’aimant et l’aimé. Cependant, si l’amour fait couler tant de paroles et d’encre, c’est parce qu’il est « hors sens ». En ce qu’« il va [...] croire qu’il fait obstacle à cet exil du rapport sexuel », en nouant « un imaginaire vide et une parole pleine qui, de son rapport au réel, est mensongère autant que véridique ».
Des pages très éclairantes encore et fnes sur l’hystérie, de Freud à Lacan, et les changements de paradigme de l’hystérie contemporaine, sur le ravage mère-flle qui a parfois lieu avec des accents mortifères, et encore mille une indications précieuses et pénétrantes qui invitent le lecteur à prendre le temps de s’arrêter avec l’auteur sur son sens aigu de la formulation de la clinique lacanienne pour réféchir sur la fn de l’analyse et la passe autant que mettre au travail les enjeux de la pratique analytique avec rigueur.
*Femmes lacaniennes de Rose-Paule Vinciguerra, préface d’Éric Laurent, Éditions Michèle, 2014.
Lire aussi « Femmes lacaniennes », par Sophie Gayard dans Lacan Quotidien n° 446.
1 : Il s’agit d’une lithographie originale non titrée d’André Masson, qui fgure sur la page de couverture.
2 : Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, p. 19.
3 : Ibid., p. 22.
4 : Ibid., p. 23.
5 : Ibid., p.21.
6 : Ibid., p. 103.
7 : Ibid., p.21.
8 : Ibid. p. 159.
9 : Ibid. p. 23.
10 : Ibid., p.104.
11 : Ibid., p. 97.
12 : Cf. Toutes les citations se trouvent dans le chapitre « Les paradoxes de l’amour », p. 41-52.

PSYCHOLOGIE MAGAZINE MARS 2015
01/03/2015
PSYCHYOLOGIE MAGAZINE ARTICLE DE STEPHANIE TORRE
Au sujet du livre de Pierre NAVEAU " Ce qui de la rencontre s 'écrit - Etudes lacaniennes"
À QUOI PENSE-T-ON QUAND ON FAIT L’AMOUR ?
« Au début de ma pratique, j’ai eu en consultation un homme qui ne pouvait parvenir à l’orgasme qu’en imaginant le chiffre 7, raconte sans sourciller le professeur et sexoanalyste Claude Crépault. En phase d’excitation, il voyait défiler dans son esprit 1, 2, 3… Quand apparaissait le 7, il éjaculait… ». Fantasme érotique atypique ? « Après 40 ans de recherches sur l’imaginaire érotique, je peux vous affirmer que ce « fétichisme numérique » met en évidence une seule chose : le caractère polyvalent et énigmatique d’Éros, qui peut prendre mille et un visages », reprend le spécialiste. Soit. Mais tout de même : au XXIe siècle, à l’heure où, en Occident, le sexe est absolument partout, que pouvons-nous dire de ce qui nous passe par la tête lorsque nos copulons ? « Justement, à ce moment-là, je ne pense à rien ! » répond spontanément la majorité d’entre nous. Effet de censure… Car, en réalité, « la plupart des individus ont recours aux fantasmes, et rares sont ceux qui parviennent à se satisfaire du réel et de l’agir pour parvenir à l’orgasme… », explique Claude Crépault. D’autant que l’expérience nous oblige à l’admettre : ce qui fait la qualité, la beauté, la force, d’un acte sexuel, ce sont précisément les pensées qui l’accompagnent. Romantiques, pornographiques, spirituelles... « La gêne à formuler ce qui nous traverse tient sans doute au fait qu’il y a là un point d’ « indicible », comme disait Lacan. Un tabou auquel on tient », remarque le psychanalyste Pierre Naveau (1). Pour autant, le sujet interroge… « Et lui (ou elle), à quoi pense-t-il, à quoi pense-elle quand nous nous étreignons ? » Petit indice : une étude publiée dans Journal of sexual medecine (2) conclut que, durant les rapports, la majorité des femmes sont préoccupées par leur corps (c’est-à-dire par ce que l’autre pense de leur apparence physique), tandis que la plupart des hommes s’inquiètent d’abord de leur performance sexuelle (c’est-à-dire de la qualité de leur érection et de la taille de leur pénis). Intéressant, mais succinct. Heureusement, depuis quelques années, plusieurs spécialistes travaillent à défricher nos arrière-pays intimes…
Des pensées parasites
Elles sont plus ou moins encombrantes, mais personne n’y échappe. À certains moments, difficile de « s’érotiser » librement. D’où viennent ces pensées « hors contextes » (découvert à la banque, boulot, courses…) qui agissent comme des interférences et nous éloignent de nos fantasmes, autrement dit de nos scénarios imaginaires ? En être victime est-il la preuve que nous ne sommes pas réellement à ce que l’on fait ? « Évidemment que non, rétorque le sexothérapeute Alain Héril (3). Lorsque nous faisons l’amour, nous sommes pris, certes, dans notre relation à l’autre, mais aussi dans notre rapport à nous-même, à notre image, notre morale, notre éducation, notre quotidien… Il est donc relativement « normal » que cela remonte sous la forme de pensées. » Pour certains cependant, quand les préoccupations finissent par envahir l’espace, tout devient plus compliqué. De quoi cette « indisponibilité » est-elle alors le signe ? « D’un malaise, répond Alain Héril. Et il faut se poser la question : qu’en est-il de mon état d’esprit ? Est-ce que j’agis « par devoir conjugal », ou en songeant à une autre relation ? Parfois, c’est aussi la culpabilité ou l’anxiété qui empêchent de se laisser porter. Je pense notamment à ces patientes peinant à être enceintes : beaucoup témoignent d’un désir qui ne s’organise plus que de manière utilitaire à dates et heures prévues. « Infernal ! », disent-elles ». Et on les comprend bien. Reste qu’il faut quand-même le reconnaître : même si parfois elles gênent, ces « interférences » tombent aussi souvent à pic… Nombre de personnes admettent ainsi avoir recours à des pensées « anti-érotiques » pour éviter de s’exciter trop vite. « Et elles ont raison, reprend Alain Héril. Car, l’élément fondamental de la sexualité est justement ce jeu d’équilibre entre contrôle et lâcher-prise. Les pensées « parasites » jouent donc souvent un rôle de balancier permettant de freiner l’emballement.» Grâce à elles, on redescend alors calmement… Avant de repartir, de plus belle.
Bonne et mauvaise conscience
Mobilisons-nous notre esprit de la même manière, lorsque nous faisons l’amour, au début d’une relation qu’après vingt d’union ? Non. Les spécialiste l’ont bien noté : un couple en pleine fusion amoureuse - et donc doté d’une forte attirance corporelle - n’a pas besoin de recourir à l’imaginaire érotique, et donc aux fantasmes, lors de ses rapprochements. Celui-ci entre en scène seulement lorsque l’usure érotique commence à s’installer. Et lorsque cela se produit, il faut bien constater que l’on ne pense pas (non plus) à la même chose, du début à la fin du rapport sexuel. Selon Claude Crépault (4), si nos fantasmes peuvent être aussi variés qu’interchangeables lors de la « phase excitatoire », il en va différemment lors de la montée vers la jouissance. « Dans la phase précédant l’orgasme, les inhibitions se relâchent en partie, ce qui est propice à la transgression d’interdits, explique-t-il. Apparaissent, alors, des fantasmes plus stéréotypés, et donc plus près de notre fantasme primaire.» Fantasme « primaire », comme on dirait « originel» ? « Chacun possède effectivement un fantasme « synthèse » dérivant de ses excitations érotiques infantiles et adolescentes, mais aussi, parfois, de ses besoins psychoaffectifs non assouvis, explique le professeur. Et chacun a tendance à le glisser dans différents « contextes », même si le thème de base reste toujours le même. » À chaque âme donc, son inconscient érotique… « Mais la polyvalence dans les modes d’érotisations n’empêche pas d’identifier certaines dénominateurs communs chez les hommes et chez les femmes», précise-t-il. Et parmi les scénarios érotiques les plus convoqués lors de nos ébats, quelques-uns sont si difficiles à (s’) avouer, que l’on préfère les réprimer (hors du champ de la conscience). « Sadisme, masochisme… Notre univers fantasmatique déborde souvent largement nos conduites sexuelles réelles, reprend Claude Crépault. Et ce n’est pas toujours facile à assumer. Pas simple, pour une femme de composer avec un fantasme de soumission à un ou plusieurs hommes (le plus couramment observé chez la gente féminine) lorsqu’elle fait l’amour avec son mari... Et idem pour les hommes : difficile d’admettre son fantasme de domination sur une ou plusieurs femmes, quand c’est en contradiction avec ses valeurs d’égalité. » Un « Surmoi » sexuel un peu trop contraignant (souvent façonné par les influences culturelles), et, hop, le « Ça » de la pulsion est refoulée de notre esprit. Ou plutôt transformée par lui. En quoi ? Souvent en fantasme secondaire, autrement dit en un scénario de même nature, mais à teneur érotique plus soft, plus acceptable par le Moi…
Les mensonges du fantasme
À lire les lettres que James Joyce écrivait à Nora, sa « fleur bleu sombre trempée de pluie », ou celles de Mozart décrivant ses jeux avec les excréments de sa petite amie, on se rend compte que certains se débrouillent mieux que d’autres avec leur censeur intérieur. Comment parviennent-ils à formuler ce qui les traverse, quand tant de nous se débattent avec ce qui les submerge ? « Accepter de s’ouvrir à certains espaces pulsionnels apparaît souvent trop risqué, car cela peut entraîner sur des pentes régressives », explique Pierre Naveau. Revisiter son stade anal, buccal, accepter sa part d’obscénité, ses fantasmes haineux… Cela nécessite d’être assez solide narcissiquement. « Et l’expérience est si délicate qu’il faut souvent des années de divan pour tenter d’en dire quelque chose », poursuit l’analyste. Tenter, car comme disait aussi Lacan : « Le fantasme est une suppléance, autrement dit un mensonge qui, lui, peut se dire. » Et les psychanalystes le savent bien : les fantasmes les plus avouables ne sont souvent que des déguisements qui en camouflent d’autres, bien plus chargé en culpabilité. Impossible, dès lors, d’accéder à la genèse de ce qui nous mobilise ? Sauf à entamer un travail spécifique. « Je me souviens d’une patiente qui ne pouvait jouir qu’en convoquant son fantasme d’être dégradée par un homme plus âgé. Elle se sentait prisonnière, raconte Claude Crépault. En analysant l’historique de celui-ci, cette femme, abusée sexuellement pendant l’adolescence, a pu repérer qu’afin d’oblitérer ce trauma à l’âge adulte, elle l’avait érotisé sous une forme masquée et avec un autre homme. Sa jouissance devenait alors une sorte de renversement du trauma en triomphe. Prendre conscience de ces significations lui a permis de relativiser : le fantasme a alors inévitablement perdu de sa force et elle a pu s’en débarrasser ». Reste alors une question : demander à son/sa partenaire d’évoquer ses scénarios excitatoires, est-il vraiment une bonne idée ? « Je pense qu’il peut être bénéfique de révéler des fragments de son imaginaire pour éviter la banalisation des activités sexuelles conjugales, admet le sexoanalyste. Mais le dévoilement doit être partiel et l’essentiel rester secret… ». Car, si l’on sait tous, dans le fond, que les relations sexuelles à deux deviennent, après quelques années, des échanges fantasmatiques à plusieurs (chacun se faisant son propre film…), il n’empêche : notre imaginaire érotique est un espace vital à protéger. Alors ? Chut…
Auteur de "Ce qui de la rencontre s’écrit" (Editions Michèle, 2014)
« Predictors of body appearance cognitive distraction during sexual activity in men & women » Patricia Pascoal (2012)
Auteur de Femme épanouie (Payot)
Auteur de Les Fanatsmes, l’Erotisme et la Sexualité » et de La Sexualité masculine (Odile Jacob)

HEBDO-BLOG n° 22 du 16 février 2015
16/02/2015
"LORSQUE L’ENFANT QUESTIONNE", D’HÉLÈNE DELTOMBE, article de Carolina Koretzky.
Editions Michèle, 2013
Le commentaire fort vif de Carolina Koretzky du bel ouvrage
d’Hélène Deltombe met en valeur ce qui de son titre fait
ressource dans la cure qu’un psychanalyste conduit pour un
enfant en souffrance : le moment où ce qui fait question,
pour son entourage ou pour lui-même, peut se décliner en une
énigme. Car l’énigme, et l’appui pris par Freud sur la
légende d’Œdipe nous le rappelle, constitue réellement la
façon dont le sujet est mis à l’épreuve de soutenir la
question de son désir, en y mettant du sien.
C’est précisément ce point que vise le psychanalyste en son
interprétation. La 3e Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant le 21 mars mettra à son étude les diverses facettes et les diverses façons de l’interprétation.
Daniel Roy, directeur de la Journée.
Lorsque l’enfant questionne[1] est le titre du dernier ouvrage d’Hélène Deltombe. En 2010, H. Deltombe abordait déjà la clinique psychanalytique avec les adolescents dans son ouvrage Les enjeux de l’adolescence. Sur le plan épistémique, Lorsque l’enfant questionne est un livre qui a la grande qualité, d’un côté, de nous faire entendre le plus intime de chaque cas clinique présenté – ne sont jamais absents les méandres et les détours parfois compliqués d’une cure d’enfant – et, de l’autre, de poser les bases théoriques de la pratique analytique. H. Deltombe réussit à montrer clairement la puissance de l’appareil conceptuel de Freud et de Lacan pour aborder les problématiques cruciales que la clinique avec les enfants nous pose. Ainsi, elle permet au lecteur de toucher de près la manière dont ces concepts répondent à une pratique très concrète. H. Deltombe partage avec le lecteur son

expérience d’analyste avec les enfants. J’utilise ici le terme
d’expérience non pas dans le sensd’avoir de l’expérience (méfiance !), mais dans le sens où nous sommes en permanence – comme le souligne Bruno de Halleux dans sa belle préface – avec Hélène au cœur de son cabinet.
Ce livre, vous l’avez compris, est un livre éminemment clinique : Dylan, Olivier, Yvan, Victor, Sylvain, Florent, Marilyne, Simon, Stefan Zweig, Petit Hans, Hélène Deltombe. J’inclus l’auteur à la fin de la liste, lisez ce livre pour en déceler le mystère !
H. Deltombe ne nous épargne jamais les moments d’impasse dans la cure. Ceci constitue un élément fondamental dans ce que signifie la transmission d’un cas clinique. Transmettre les impasses d’une cure, comme Freud savait si bien le faire, c’est aller à l’encontre de toute idéologie de réussite ou de productivité dans une analyse. Présenter ce qui ne change pas quand tout change, montrer les impasses du transfert, montrer ce qui se répète, inclut la dimension du réel, fondement même de ce qui oriente notre pratique. L’analyste ne travaille pas avec ce qui marche, il travaille avec ce qui ne marche pas, ce qui cloche, ce qui ne trouve pas d’accord. Il travaille avec ce qui ne s’arrête pas de rater. Je pense au cas de Victor qui montre que, comme l’adulte, un enfant peut parler pour en dire le moins possible sur ce qui le taraude et que le dénouement du symptôme advient par l’irruption de l’inconscient, un inconscient qui a moins à voir avec un contenu profond et mystérieux qu’avec ce qui est de l’ordre dunon-né, du non- réalisé, qui a donc à voir avec la trouvaille.
Le symptôme de l’enfant – un enfant comme symptôme du couple, un symptôme qui dérange l’Autre parental ou scolaire – est dans tous les cas la porte d’entrée que le psychanalyste emprunte pour faire résonner une vérité inconsciente. Dans son ouvrage, H. Deltombe développe finement le côté « solution » du symptôme de l’enfant. Il n’est ni une erreur ni un déficit, mais une solution, certes coûteuse, mais une solution trouvée.
D’où le risque de réduire un symptôme, voire de l’éliminer, sans offrir au sujet l’accompagnement nécessaire pour qu’il trouve une nouvelle solution à son existence. Le cas de Karim est ici exemplaire. Le problème, comme H. Deltombe le souligne si justement, c’est que nous sommes aujourd’hui confrontés à des institutions de soin qui s’emploient « à éradiquer les symptômes sans plus s’attacher à la part de vérité qu’ils recèlent »[2]. J’en profite pour rapporter cette magnifique citation de Jacques Lacan dans leDiscours aux Catholiques, que j’ai découverte grâce à ce livre : « décomposer jusqu’à la niaiserie tout dramatisme de la vie humaine[»3]. C’est précisément ce que soutiennent silencieusement certaines des méthodes contemporaines d’annulation du sujet. À l’analyste de permettre à ce dramatisme de se faire entendre.
Comme c’est souvent le cas en psychanalyse, la cause est ce qui se trouve à la fin. La postface du livre concerne la cause du désir de l’analyste. Freud, avec l’interprétation qu’il nous offre de son propre rêve connu sous le nom de « l’injection faite à Irma », a déployé pour nous les fondements névrotiques du désir de l’analyste. Il n’y a pas de désir qui saurait être pur. À l’analyste, dans sa propre cure, de dégager les ressorts de ce désir et d’en faire non pas un obstacle, mais le moteur des cures qu’il mène et oriente. Ce livre l’illustre particulièrement bien : un symptôme de mutisme (revers de toutes ces choses brûlantes à dire) peut devenir un silence où l’enfant pourra enfin poser ses propres questions.
Nous arrivons ainsi au titre de ce livre :Lorsque l’enfant questionne. L’auteure avoue l’avoir trouvé en résonance au livre de Françoise Dolto, Lorsque l’enfant paraît. Mais ici paraît, et la fascination pétrifiante de l’imaginaire avec laquelle ce mot résonne, est remplacé parquestionne. Questionner ouvre sur le champ de la parole et du langage, c’est la puissance du signifiant qui est au premier plan. Mais qu’est-ce qui questionne ? L’enfant ? Les parents ? Le

symptôme ? L’analyste ? Tout est à décliner, c’est la beauté de la clinique. H. Deltombe l’explicite parfaitement : les problèmes adviennent lorsque l’enfant ne questionne pas. Car l’enfant et la question sont étroitement liés : l’enfant questionne sans relâche le désir de l’Autre, il va l’interroger pour, un jour, ne plus être unassujet[4] et accéder à son désir.
Finissons donc avec cette belle phrase qui signale la portée de notre tâche : « On peut faire le pari que la rencontre avec l’analyste pourrait lui permettre de chercher ce qui se passe d’énigmatique pour lui. Il s’agit d’éléments inconscients, signifiants, qui le font souffrir et dont il n’a pas les clefs pour devenir sujet de son inconscient »[5].
[1] Deltombe H., Lorsque l’enfant questionne, Paris, Éd. Michèle, 2013, p. 97.
[2] Deltombe H., ibid., p. 97.
[3] Lacan J., Le triomphe de la religion précédé de Discours
aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 20.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de
l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 189. [5] Deltombe H., op. cit., p. 71-72.
Emission de RADIO sur RCN Nice par Jean-Jacques BITON
20/01/2015
Jean-Jacques BITON reçoit Rose-Paule VINCIGUERRA dans son émission "La pause littéraire" au sujet de son livre "FEMMES LACANIENNES".
L'émission peut être entendue en direct à 9h30 et en podcast sur le site de la radio http://www.rcnradio.info
LACAN QUOTIDIEN n°446 Article de Sophie GAYARD
09/12/2014
Article de Sophie GAYARD au sujet du livre "Femmes lacaniennes" de Rose-Paule VINCIGUERRA, éditions Michèle 2014
Femmes lacaniennes est un titre qui à la fois annonce la couleur et garde sa part d’énigme, celle sans doute qui, de toujours, est attachée aux femmes. Car si des femmes en effet, beaucoup l’on parle, le mystère n’en persiste pas moins. « Was will das Weib ? », s’était demandé Freud, butant sur l’énigme de la sexualité féminine. Ce sont pourtant des femmes, les hystériques, qui avaient été pour lui la « porte d’entrée » de la psychanalyse, ces « femmes freudiennes » dont les noms – Emma, Anna O., Elisabeth von R., Dora, ... – restent pour nous le témoignage de « l’événement Freud ». Il ne recula pas devant l’un des paradoxes du féminin, qu’il soit défni par le phallus, ce qui lui valut d’ailleurs les foudres de nombre de féministes. Mais, à défaut de pouvoir se dégager d’une conception du phallus par trop attenante à l’organe, l’accent porté sur le registre de l’avoir ft prévaloir un abord de la féminité sous les auspices de la maternité.
Sous ce titre, Rose-Paule Vinciguerra soutient une thèse forte : la reprise à nouveaux frais de la question féminine par Lacan a changé la psychanalyse elle-même.
Partant de la jouissance, et non plus seulement des identifcations, Lacan opère un renversement le conduisant à remettre en cause l’universel du féminin. De femme, il n’y a qu’une par une, quand bien même ce serait « mille e tre » ! Si « La femme n’existe pas », selon l’aphorisme lacanien souvent mal compris et qui trouve dans ce livre à s’éclairer précisément, c’est qu’il n’y a pas d’ensemble de « toutes les femmes » qui tienne, et pas de femme « toute elle-même », toute rangée sous la bannière phallique. Les embrouilles du désir et de l’amour, l’éternel malentendu entre les sexes, trouvent alors un éclairage renouvelé.
Les avancées de Lacan conduisent au-delà de l’Œdipe, au-delà donc du « rêve de Freud » qui était resté arrimé au père. Il s’en déduit des conséquences concernant la fn de l’analyse. Là où Freud avait buté sur l’impasse du roc de la castration, Lacan propose la passe, éclairant le point de passage de l’analysant à l’analyste. La logique qui y préside, de même que celle ayant permis une nouvelle façon de situer les enjeux de la sexualité féminine, est une logique du « pas tout ».

On saisit alors la pertinence de l’hypothèse mise à l’épreuve par R.-P. Vinciguerra tout au long de l’ouvrage, et qui la conduit à mener l’enquête en passant en revue nombre des concepts majeurs de la psychanalyse : y aurait-il une certaine affnité entre la position des psychanalystes et celle des femmes ? Sont examinés tour à tour la place qu’ils viennent respectivement à occuper comme objet cause – femme se faisant objet cause du désir d’un homme, analyste semblant d’objet a –, leurs rapports aux semblants, au réel, leur position particulière qui n’est pas d’avoir. Par ailleurs, si les femmes sont « plus réelles », comme le dit Lacan, on peut se demander si elles ne s’orientent pas, lorsqu’elles sont analystes, de façon plus décidée vers l’« inconscient réel » qui n’est pas réductible à l’ordre phallique? On saisit là combien l’enjeu ne ressortit d’aucune conception psychologique ni sociologique, encore moins « naturaliste » concernant les femmes.
Ce livre, s’il propose une traversée érudite de l’œuvre de Freud et de l’enseignement de Lacan concernant les différents abords de la féminité dans la psychanalyse, ouvre aussi aux questionnements de l’actualité la plus brûlante.
Face à un certain déclin de l’ordre symbolique, aux variations actuelles des modalités de la famille, aux nouvelles formes du symptôme qui témoignent du malaise dans la civilisation à l’époque de la consommation effrénée et de la conjonction du discours capitaliste et du discours de la science, il s’agit de repenser la tâche du psychanalyste comme partenaire des sujets souvent déboussolés qui s’adressent à lui. C’est le pari d’une pratique analytique qui, au-delà du déchiffrage de l’inconscient, sait s’affronter au réel sans loi, irréductible à toute signifcation. Rose-Paule Vinciguerra trace des perspectives fortes, à partir de sa réfexion sur la position féminine, pour maintenir le message toujours inédit de la psychanalyse à l’époque contemporaine.
Et cela bien sûr concerne aussi bien les femmes que les hommes !
* Rose-Paule Vinciguerra, Femmes lacaniennes, Éditions Michèle, Paris, 2014. Disponible sur ecf-echoppe

OEDIPE - LE SALON Article d'Annik BIANCHINNI
10/11/2014
Article sur l'ouvrage de Pierre NAVEAU, "CE QUI DE LA RENCONTRE S'ECRIT - ETUDES LACANIENNES"
Ostinato rigore
(Leonardo da Vinci)
Le thème de l'érotique de la rencontre a été abordé par la littérature et la philosophie. Mais que dit la psychanalyse à ce sujet ? Le nouveau livre de Pierre Naveau traite la thèse de la rencontre amoureuse, et pour cela, développe la logique de Jacques Lacan en se référant à l'enseignement de Jacques-Alain Miller. Dans le fil de la langue, Pierre Naveau mêle intimement clinique et théorie, tout en se reportant à de grands textes de la littérature et du théâtre. Comment aborder la rencontre avec l'Autre ? De quelle manière parler de la rencontre ? : « J'attache pour ma part une grande importance au fait que, de façon surprenante, Lacan avance que, lorsqu'on vit l'expérience même du hasard de la rencontre, la question essentielle est celle-ci : Veut-on, ou non, en savoir quelque chose, de cette rencontre ? ».
La raison fondamentale de ce qui fait obstacle à la rencontre d'un homme et d'une femme, dans l'œuvre de Freud, est l'angoisse de castration, qui se conjugue différemment côté masculin et côté féminin. Côté femme il s'agit d'une irrésistible envie de pénis, côté homme de la peur d'être châtré. Dans ses séminaires, Jacques Lacan dit que ce qui sépare les sexes, à l'égard de la fonction phallique, ne renvoie pas à une différence anatomique mais à la dissymétrie radicale de deux modes de jouissance. Deux modes de jouissance dont hommes et femmes se plaignent de la non-rencontre. Cependant, hommes et femmes n'ont pas affaire qu'à une seule jouissance. Il y a des jouissances au pluriel.
Pierre Naveau explore, ici, la dissymétrie des jouissances, côté homme et côté femme, et tente de comprendre comment ces jouissances viennent se nouer aux semblants.
« Mon hypothèse transférentielle est que en passer par l'obstinée rigueur résonne avec en passer par la castration », observe Pierre Naveau.
Pierre Naveau est psychanalyste, membre de l'Ecole de la Cause freudienne, de la New Lacanian School et de l'Association mondiale de psychanalyse, pour lesquelles il a publié de nombreux articles. Maître de conférence au département de psychanalyse de l'Université Paris 8 et enseignant à la Section clinique de Paris-Saint-Denis, il est l'auteur de La psychanalyse au miroir de Balzac, et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs : L'homme Kertész, Variations psychanalytiques sur le passage d'un siècle à l'autre et Virginia Woolf, L'écriture refuge contre la folie (Editions Michèle 2013 et 2011); Les psychoses et le lien social, Pertinences de la psychanalyse appliquée et Qui sont vos psychanalystes ? (avec Jacques-Alain Miller et 84 amis).
« La jouissance de l'Autre n'est pas le signe de l'amour », dit Jacques Lacan dans le Séminaire XX Encore. Pierre Naveau explique, dans son ouvrage que,d'un côté comme de l'autre, la jouissance du corps de l'Autre est inadéquate. Du côté de l'homme, elle est perverse puisque l'Autre (la femme) est réduit à l'objet a. Du côté de la femme, la jouissance de son propre corps en tant qu'Autre est énigmatique, dans la mesure où de cette jouissance, elle n'en dit mot. La rencontre entre un homme et une femme, indique l'auteur, « se révèle par conséquent être la rencontre entre une perversion et une énigme ». Et pour que l'amour se réalise, il y faut le courage du partenaire, de la femme pour affronter la perversion de l'homme, de l'homme pour affronter l'énigme de la femme.
Pourquoi Jacques Lacan est-il passé par la logique pour parler des rapports entre les sexes, et notamment de la rencontre ? La rencontre est mise par Lacan sous le signe de la contingence, c'est-à-dire de ce qui, dit-il, cesse de ne pas s'écrire. Si le rapport sexuel ne s'écrit pas, laissant chez chacun des sentiments d'exil, quelque chose de la rencontre parvient à s'écrire, qui réunit la contingence phallique et le désir, le corps et l'amour. Une béance de savoir apparaît.
L'amour met en jeu le parlêtre. Le désir se dit ou s'écrit entre les mots. L'amoureux ou l'amoureuse découvre que l'amour « se supporte d'un certain rapport entre deux savoirs inconscients ». La contingence de la rencontre résonne dans le temps et se renouvelle en permanence, à travers l'interminable conversation entre les deux amoureux. « Un mot qui décide, provoque une coupure, éveille le désir, peut changer le monde », précise l'auteur. Le réel de l'inconscient est à l'œuvre. Quand on rencontre l'Autre, on est marqué de son signe, le langage fait fonction de suppléance au non-rapport. Selon Jacques-Alain Miller, les amoureux « sont condamnés à apprendre indéfiniment la langue de l'autre, en tâtonnant, en cherchant les clés, toujours révocables ».
Avec l'événement d'une rencontre, l'événement est à la fois événement de corps et événement de discours. Un événement de corps se produit à l'instant où un dire atteint sa cible. La condition de la rencontre, selon Lacan, est la parole, soutenue par la lettre d'amour. Mais est-ce que la rencontre n'est pas un acte manqué ? Ainsi, rappelle l'auteur, Lucien Lowen, personnage éponyme du roman de Stendhal, tombe amoureux à l'occasion d'un lapsus : « Vous m'aimez, mon ange, dites-le moi ». Comment a-t-il pu dire à Mme de Chasteller : mon ange ? C'est le mot qui échappe. Il suffit d'un mot pour que le désir s'avoue.
Qu'en est-il du drame de l'amour ? Dans le Séminaire Encore, Jacques Lacan dit qu'au moment de la rencontre, le sujet a l'illusion, pendant un temps qui est un temps de suspension, que le rapport s'écrit, que quelque chose s'inscrit dans sa destinée. « Le rapport sexuel trouve un temps chez l'être qui parle sa trace et sa voie de mirage ». Le déplacement de la négation dans « cesse de ne pas s'écrire » vers « ne cesse pas de s'écrire », est le point de suspension à quoi s'attache l'amour. Lacan semble dire que le drame de l'amour vient de ce que la nécessité prend le pas sur la contingence. Le moment vient, en effet, où un sujet ne veut plus rien en savoir de la rencontre. L'amour s'éloigne de la rencontre qui l'a fait naître.
A la fin de l'ouvrage, Pierre Naveau cite un passage de la pièce de Paul Claudel, Partage de Midi. Isé s'adresse à Mesa, célibataire qui refuse d'avouer le manque qui rend désirant, et lui dit : « Heureuse la femme qui trouve à qui se donner ! Celle-là ne demande point à se reprendre ! » … « Qu'on me le montre, celui qui a besoin d'elle pour de bon ? D'elle toute seule, et tout le temps, et non pas d'une autre aussi bien ? Je voudrais bien le savoir ! » Pour Ysé, l'amour est lié au savoir, à la pointe de savoir : « je veux en savoir quelque chose de la rencontre » est lié à « Je veux être la seule pour un homme ».
Annik Bianchini
LACAN QUOTIDIEN n°432 Article de LAURA SOKOLOWSKY
18/10/2014
"La rencontre dans le fil de la langue"
de Laura SOKOLOWSKYau sujet du livre de Pierre NAVEAU "Ce qui de la rencontre s'écrit - études lacaniennes"
Le contexte est celui d’une rencontre avec Pierre Naveau invité à parler de son dernier livre Ce qui de la rencontres’écrit lors d’une soirée de la Bibliothèque de l’École de la Cause freudienne (1). Son souhait de pouvoir discuter avecd’autres fut entendu, il y eut beaucoup de monde rue Huysmans. Le texte suivant présentait la soirée. Le vœu de ne pas parler seul permet d’entrer dans le vif du sujet. Comme Pierre Naveau le précisedans son livre, se parler à soi-même, c'est quelque chose de bête. Au début du séminaire Encore,Lacan consacre un assez long développement à la bêtise en se demandant s’il est possible d’ensortir. A la différence des autres discours, il rappelle que la psychanalyse ne recule pas devant labêtise (2). La bêtise, il convient de la dire, non de la taire car elle s’avère inhérente à la dimensiondu signifiant. Une bêtise, c’est un trébuchement de la langue, c’est une bévue. C’est aussi ce quis’attrape, telle la Dummheit du petit Hans. Le sérieux, lui, s’obtient en extrayant hors du langage quelque chose qui y est pris et que Lacan désigne comme ce qui se rapporte au signifiant Un . Sil’amour se soutient de l’illusion de ne faire qu’un, est-il possible de sortir du « mirage de l’Un qu’on se croit être » pour rencontrer l’Autre sexe (3)?
Pierre Naveau montre qu'il convient d'emprunter avec rigueur la voie de l’exigence logique frayéepar Lacan. Il n’y a pas moyen de faire autrement que d’en passer par la logique en ce qui concernele rapport entre les sexes car le langage est hors-corps. Le langage fonctionne comme suppléance à« la seule part du réel qui ne puisse pas venir à se former à l’être » qu’est le rapport sexuel (4).Mais ce qui demeure exclu quoiqu’il arrive, c’est que le rapport d’un être sexué à celui de l’autre sexe puisse s’écrire en donnant corps logique à ce rapport. Il n’y a pas de prédestination etl’absence de savoir concernant le rapport sexuel subsiste. L’impossible, qui spécifie ce qui ne cessepas de ne pas s’écrire, définit cette part du réel qui ne vient pas à l’être. Pour autant, puisque lelangage fait fonction de suppléance au non-rapport, les amoureux sont « condamnés à apprendreindéfiniment la langue de l’autre, en tâtonnant, en cherchant les clés, toujours révocables » (5). Laseule jouissance sexuelle qui soit accessible aux corps parlant, c'est la jouissance phallique quiporte cette marque du signifiant Un.
A lire le livre de Pierre Naveau, l’on saisit pourquoi le silence n'est pas le mode qui convient à larencontre. De la clinique du refus à la poétique de la rencontre amoureuse, les chapitres del’ouvrage tracent un parcours rigoureux, allant du refus au consentement du fil de la langue quiseuul permet de lire la trace du savoir inconscient. Nous apprenons que la rencontre, toujourscontingente, est celle de deux savoirs inconscients. Si l'on croit savoir à l'avance qu'elle sera laréponse de l'Autre, si l'on n’a rien à lui dire, c’est que l’on jouit du scénario de la rencontre éternellement manquée. Pour autant, l’exil du non-rapport sexuel se conjugue différemment selonque l’on s’inscrit du côté homme ou du côté femme de la sexuation.
La manœuvre qui consiste à s'approcher du corps de l'Autre sans rien dire, tel Aragon qui caressaitdes inconnues dans le métro, relève d’une satisfaction autoérotique où l’organe phallique jouittout seul. Comme Pierre Naveau l’indique à la page 76 de son livre, le fantasme apparaît comme lacause de la non-rencontre. L’homme enfermé dans la cage de son narcissisme peut refuser deprendre un risque en ne voulant pas donner ce qu’il considère comme son bien le plus précieux. Ilgarde pour lui ce qu’il croit avoir, en ne donnant pas sa castration à une femme. En d’autrestermes, la question consiste à savoir si, du côté homme, il est possible de dépasser la protestation et l'agressivité suscitée par le fait d'avouer le manque qui rend désirant. L’auteur convoquel’obstination du personnage de Mesa, dans la pièce de Claudel Partage de midi, déclinant l'offre qu'une femme lui adresse.
Du côté femme de la sexuation, l’obstacle apparaît davantage lié à la jouissance féminine qui livreun accès à l’Autre barré au-delà du fantasme. Ayant la solitude pour seul partenaire, le destin d’unefemme semble tissé des affres du délaissement, de l’abandon et de la privation. Pierre Naveau évoque la solitude de Célia, jeune et brillante avocate, qui s’enferme chez elle face à son miroircruel : son refus du corps apparaît comme un refus de la sensation d’avoir un corps. Dans sachambre, isolée, Célia s’éprouve comme un esprit sans corps. Si son symptôme s’écrit sur le sablede la chair, c’est une chair niée. Son refus du corps correspond au rejet de l’Autre du langage, de lavie et de l’histoire, est-il précisé. Du côté femme de la sexuation, le refus de la rencontre lié à l’orientation vers S(A barré) se suppporte d’une jouissance qui n’a pas de signifiant pour se dire.
Pierre Navveau estime que le passage de l'éthique du célibataire à l'éthique de la rencontreimplique un déplacement du silence du fantasme au symptôme qui fait parler. Lorsque l'Un tout seul se met à parler, une rupture dans le savoir se produit. La formule du cogito de la rencontre estpar conséquent « Je parle, donc je veux savoir ». Pour que le nœud de la rencontre tienne, il fautavoir envie de parler. La jouissance de la parole, identifiée « avec audace» par Lacan à la jouissancephallique, se manifeste dans la rencontre renouvelée avec la langue de l’Autre (6).
Nous vivons une époque où la honte a tendance à disparaître. Jacques-Alain Miller le pointe dans sa présentation du prochain congrès de l’AMP, la pornographie omniprésente et rendue accessiblepar l’usage généralisé d’internet accentue l’exil du parlêtre. Une question m'est venue : lorsque le voile disparaît, qu’en est-il de la rencontre ? Tel celui de la science, le réel du non-rapport est-il deplus en plus envahissant au XXIe siècle ? La question doit-elle être posée en ces termes ?
Laura Sokolowsky
1) Pierre Naveau, Ce qui de la rencontre s’écrit, Études lacaniennes, préface d’Eric Laurent. Paris, éditions Michèle, mai2014, 215 p.
2) Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX, Encore. Paris, Seuil, 1975, pp.16-18 et 24-25.
3) Ibid., p.46.
4) Ibid., p.47.
5) Jacques-Alain Miller, « La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ? ». Psychologie Magazine, octobre 2008, n°278.
6) Jacques-Alain Miller, « L’inconscient et le corps parlant », Présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP à Rio en 2016 ( consultable en ligne sur http://wapol.org )
LACAN QUOTIDIEN - Par Dominique MILLER
17/09/2014
"Quand l'impossible s'esquive"
À propos de "CE QUI DE LA RENCONTRE S'ECRIT - ETUDES LACANIENNES" de PIERRE NAVEAU
par DOMINIQUE MILLER
Du tout récent livre de Pierre Naveau, Ce qui de la rencontre s'écrit. Études lacaniennes1, une thèse se détache, celle de la rencontre amoureuse. En psychanalyste, il réfléchit, construit et prouve la logique subjective de la différence des jouissances entre les hommes et les femmes. Cette thèse inspire l'ensemble du livre. Au fil des pages, Pierre Naveau resserre son propos sur cet événement essentiel de la vie amoureuse et, après tout, assez peu traité en tant que tel. Mon ami et collègue, ayant pris appui sur le Séminaire Encore de Lacan pour étayer sa thèse, m'a appris quelque chose de nouveau.
La question se pose de savoir comment une rencontre peut avoir lieu entre deux, homme et femme, alors que le rapport sexuel n'existe pas. Ce non-rapport sexuel produisant chez chacun les sentiments d'exil et/ou de solitude, c'est justement et paradoxalement l'épreuve de ces affects qui offre la condition pour qu'ait lieu une rencontre (p.186). Un savoir inconscient, celui de ce non-rapport, cesse dans le moment de la rencontre. Ça cesse de ne pas s'écrire. Une béance de savoir apparaît alors.
Un traumatisme se produit par le nœud impossible à faire entre, d'une part, la brèche ouverte dans le savoir et, d'autre part, une parole inassimilable par le sujet. Un événement de corps est la réponse au traumatisme produit. Lucien Leuwen, au moment de la rencontre, dit ce mot qui lui échappe à Mme De Chasteller : "mon ange"2. Elle pleure (p.157). Rougissement, pâleur, vertige, colère sont autant de réponses dans le corps d'un savoir qui s'impose et était jusqu'alors insu.
La rencontre, c'est donc une irruption de savoir impossible à subjectiver autrement que dans le corps, par le corps. Le sujet est réquisitionné pour produire un savoir nouveau sur son être avec l'autre, le partenaire. L'amour permet ainsi la rencontre a priori impossible avec l'Autre. C'est l'affaire d'un instant. L'amour, dans son surgissement, pose la question d'un possible rapport. Autant la soudaineté du savoir qu'on est aimé que la difficulté d'assumer ce nouveau savoir propulsent le sujet dans cette problématique nouvelle a priori impossible : être avec l'Autre dans un moment de jouissance. Alors que jusque-là l'exil et la solitude lui confirmaient l'inexistence du rapport sexuel. C'est pourquoi Lacan définit l'amour comme une suppléance au non-rapport sexuel. L'amour est donc un savoir nouveau sur le rapport qui n'existe pas. C'est en tant que savoir (troué) qu'il y supplée.
Une histoire d'amour va s'écrire pour pallier cette béance qui demeurera, quelle que soit l'histoire qu'ils se racontent. Une histoire d'amour faite d'un franchissement au départ, d'une certaine sauvagerie qui suppose "le courage du partenaire" (p.183). Celui de l'homme pour s'affronter à "l'énigme" d'une femme. Celui de la femme pour consentir à "la perversion" de celui-ci qui s'introduit dans son univers avec ce forçage. "La rencontre entre un homme et une femme se révèle, par conséquent, être la rencontre entre une perversion et une énigme."(p.182)
Il faut le mirage de l'amour pour oublier les ingrédients du réel qui apparient l'un avec l'autre.
1. Naveau P., Ce qui de la rencontre s'écrit, Études lacaniennes, préface d’Éric Laurent, Paris, Éditions Michèle, 2014.
2. Stendhal, Lucien Leuwen. Œuvres romanesques complètes, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007.
Cet article de Dominique LAURENT est extrait du LACAN QUOTIDIEN en date du 17 septembre 2014, numéro 423 et accessible en copiant le lien :
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/09/LQ423.pdf
RADIO RCJ 89.3 le 26 mai 2014 Emission
26/05/2014
Interview de Nathalie Georges-Lambrichs au micro de Jean-Jacques Biton dans "La pause littéraire" le 26 mai 2014 à 9h 45.
Pour écouter l'émission en podcast:
http://www.radiochalomnitsan.com/podcasts/nathalie-lambrichs-pause-littéraire-2009
RADIO JUDAIQUES FM 94.8 le 4 avril 2014 de 22h à 22 h30 -
04/04/2014
A propos d' Imre KERTESZ....Entretien entre Nathalie Georges-Lambrichs psychanalyste et Annie Goldmann, productrice de l'émission "Itinéraires" sur la radio Judaïques FM 94.8 le 4 avril 2014 de 22 heures à 22 h 30.
Madame Nathalie Georges-Lambrichs présentera l'ouvrage "L'homme Kertèsz", ouvrage collectif.
L'émission pourra être écoutée également en podcast en copiant le lien:
http://www.judaiquesfm.com/emissions/31/presentation.html
WWW.CORSEINFOS.FR Article sur LA VRAIE VIE A L'ECOLE et VIE EPRISE DE PAROLE
20/03/2014
Bibliothèque centrale de Bastia : L'A.C.F. Restonica invite Philippe Lacadée
Rédigé par Odile AURACARIA le Jeudi 20 Mars 2014
et publié sur www.corseinfos.fr
Il y a quelques jours une conférence de Philippe Lacadée, organisée par Jean-Pierre Denis et Marie-Josée Raybaud de l'ACF Restonica, en partenariat avec Marie-Hélène Muraccioli, bibliothécaire, se tenait dans la salle de la médiathèque de la Bibliothèque Centrale, devant un auditoire averti et attentif. Philippe Lacadée est un habitué de ces soirées organisées à la Bibliothèque et il fréquente aussi très régulièrement l'ACF Restonica.
L'A. C. F. Restonica
Il s'agit de l'Association de la Cause Freudienne Restonica dont l'objectif est l'étude de la psychanalyse en référence aux avancées et aux travaux engagés par l'école de la Cause freudienne. L'association s'attache également à favoriser l'implantation et la transmission de la psychanalyse d'orientation lacanienne en Corse. Les activités principales de l'ACF Restonica ont lieu à l'Université de Corté.
Ouverte à tout public cette soirée bibliothèque, très pointue, s'adressaient quand même plus particulièrement à des cliniciens, travailleurs sociaux, enseignants ou rééducateurs.
Philippe Lacadée
Il est psychiatre, psychanalyste, membre de l'Ecole de la Cause Freudienne, de l'Association Mondiale de Psychanalyse et de la New Lacanian School. Il exerce à Bordeaux. Il a travaillé pendant 35 ans en qualité de psychiatre dans l'hôpital de jour pour adolescents "La demi-lune" à Villeneuve d'Ornon dans la banlieue de Bordeaux. Il a pris sa retraite le 1er mai 2013.
Il est directeur de la collection "Je est un autre" aux éditions Michèle. Il a participé à l'écriture de nombreux ouvrages collectifs et a rédigé aussi une quantité importante de livres, parmi lesquels on peut citer : "Le malentendu de l'enfant", "L'éveil et l'exil" ou encore "Vie éprise de parole, fragments de vie et actes de parole" et "La vraie vie à l'école, la psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l'école". Philippe Lacadée a d'ailleurs axé son intervention sur ces deux derniers ouvrages et les a signés en fin de conférence. Ouvrages pratiquement indissociables car ils forment un dytique ayant pour trame le langage. L'homme étant un animal parlant.
"Vie éprise de parole" Fragments de vie et acte de parole
Cet ouvrage est un hymne à la langue et à la littérature. C'est un livre où la constitution de l'être dans sa chair se fait par les mots. Philippe Lacadée y fait référence à Jean-Paul Sartre au travers de son livre autobiographique "Les mots" où il raconte les événements de son enfance à partir desquels il est devenu écrivain. Philippe Lacadée introduit alors cette citation de Jacques Lacan "Il y a des écrivains qui précèdent le psychanalyste." Philippe Lacadée cite aussi le livre d'Hélène Grimaud "Variations sauvages"
Dans "Vie éprise de parole" Philippe Lacadée est amené à réfléchir sur le langage. Il s'est intéressé aussi à un phénomène qui est de plus en plus important dans notre vie quotidienne, politique ou institutionnelle, l'apparition du maniement des insultes et des injures.
Ce livre pourrait apparaître comme une critique du langage dans un simple usage de communication. S'il s'est particulièrement intéressé à l'usage de l'insulte ou de l'injure, qui est une provocation langagière, c'est parce qu'il se trouve que les adolescents dont il s'est occupé pendant 35 ans étaient en grandes difficultés psychiques, et qu'au fil des années l'insulte est devenue pour eux une modalité d'entrer en relation.
Pourquoi les insultes et les injures ont tellement envahi le discours commun? A ce propos, Philippe Lacadée, se réfère à Jacques Lacan qui a deux reprises a indiqué que 'l'insulte est le premier et le dernier mot du dialogue". Jacques Lacan cite Homère et L'Iliade, et dit volontiers que l'insulte est le début de la grande poésie.
Comment faire comprendre à nos contemporains que l'insulte, si on sait bien y répondre, peut-être un début d'entrée en relation? Ne pas répondre à l'insulte sur le même axe permet de désamorcer la situation et peut ouvrir au dialogue. Il faut jouer de la langue. Face à l'insulte et à l'agressivité, il faut savoir élever le tragique à la dignité du comique.
"La vraie vie à l'école" La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l'école
L'école se doit d'inventer les lieux et les liens pour rendre les élèves plus présents, plus attentifs au savoir vivant que les enseignants leur transmettent, plus responsables devant la vie qu'ils ont à construire. Dans cet ouvrage, les enseignants donnent un éclairage de leur savoir-faire. Ils s'interrogent aussi sur la vie du langage et le savoir de l'enfant.
Ce livre se veut être le témoignage d'une rencontre avec des enseignants. Il est né de deux questions. Celle des élèves : "A quoi ça sert d'apprendre?" Celle des enseignants : "Mais nous n'avons pas été formés pour ça!"
Il faut tirer les élèves de positions solitaires dans lesquelles ils se sont enfermés. Enfermés par exemple dans le refus du savoir. Ne pas apprendre et rester tout seul dans son coin peut parfois conduire au pire. Freud avait déjà été préoccupé parce que l'école pouvait conduire à des suicides. Il ne faut pas oublier la dimension pulsionnelle. L'école peut-être une entreprise de mortification qui réveille la pulsion de mort chez certains. Dimension pulsionnelle qui introduit la dimension langagière.
Dans cet ouvrage des professeurs témoignent qu'ils sont confrontés à des élèves en difficulté ou difficiles. Certains professeurs indiquent aussi qu'ils ont trouvé des solutions toutes simples pour remédier à certaines situations.
Philippe Lacadée dans "La vraie vie à l'école" prend appui sur des textes de Sigmund Freud ou Jacques Lacan pour affirmer que "L'école doit devenir un lieu où l'on puisse rencontrer la vraie vie de l'esprit."
Odile AURACARIA
Librairie MOLLAT - COUP DE COEUR DU LIBRAIRE- Mars 2014- L'HOMME KERTESZ-
17/03/2014
La librairie Mollat est la plus grande librairie indépendante en France
COUP DE COEUR DU LIBRAIRE : L'HOMME KERTESZ- VARIATION PSYCHANALYTIQUES SUR LE PASSAGE D'UN SIECLE A L'AUTRE
Le prix Nobel de littérature 2002 est un inclassable !
Imre Kertész est déporté à quinze ans à Auschwitz et y restera jusqu'en 1945. De cette expérience indescriptible, il en fait un roman, Être sans destin, qu'il mettra quinze années à écrire. Son œuvre, d'un abord complexe et déroutant, ne cesse de poser question à ses lecteurs.
L'homme Kertész : variations psychanalytiques sur le passage d'un siècle à l'autre propose à travers l'analyse de huit lecteurs-psychanalystes des pistes de réflexions sur l'œuvre de l'écrivain hongrois. Autant de lectures différentes qui permettent d'aborder des thèmes traversant l'œuvre : la langue atonale, la question de la transmission, la théâtralité, le rapport au corps, le processus de distanciation…
Comme le souligne Clara Boyer dans sa postface éclairante, « l'écriture de Kertész s'apparente à une expérience analytique (…) ». On comprendra aussi que « les mots permettent de parler de choses qui n'existent pas. C'est l'expérience que nous faisons au cours d'une analyse. (…) Auschwitz fait de mots n'est pas Auschwitz vécu » (p. 52)
C'est donc dans une perspective psychanalytique que ces voix singulières engendrent échos et résonances sur l'œuvre de Kertész : les regards particuliers qui composent ce recueil permettent de mettre des mots sur une œuvre de l'innommable et de porter un regard neuf et original.
La lecture de Imré Kertesz n'est pas nécessaire au préalable pour apprécier la puissance des textes de cet ouvrage. Car si ces variations donnent des clefs originales pour décrypter Kertész, elles sont aussi une belle invitation à lire ce grand auteur.
Et comme l'écrit Beckett, un autre écrivain de l'innommable : « Dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
Vous pouvez consulter la fiche détaillée de cet ouvrage sur le site des Editions Michèle, rubrique Livre ou Nouveauté
MEDIAPART 27avril 2013
27/04/2013
Article consacré au livre de Philippe Lacadée "Vie éprise de parole", paru aux Editions Michèle.
Extrait:"Philippe Lacadée, psychiatre et psychanalyste lacanien présente un de ses livres "Vie éprise de parole, fragments de vie et actes de parole" aux éditions Michèle.
En ce qui me concerne, les métiers dits de contact sont, me semble-t-il, confrontés aux problématiques relationnelles quand la violence langagière vient faire obstruction à la relation. Nous avons les uns et les autres plus ou moins vécu une telle expérience selon son contexte particulier soit par l'institution que l'on a représentée ou tout simplement par le pouvoir direct que l'on a investi.
Que l'on se réfère à la problématique de l'adolescent ou à celle de l'adulte, Philippe Lacadée nous propose une grille de lecture enrichie par de nombreuses années d'expérience clinique tout en restant au fait d'avec la réalité sociale et/ou politique(...)."
Extrait de l'article, dont la totalité peut-être achetée en ligne sur le site de MEDIAPART, lien ci-dessous.
http://blogs.mediapart.fr/edition/de-la-parole-aux-actes/article/270413/linjure-le-point-de-vue-dun-psychanalyste.
L’adolescence à la loupe - Le Monde - 31/12/2010
30/12/2010
L’adolescence a une histoire. Elle a commencé lorsque sont apparues les premières fissures de la société patriarcale et que les adolescents ont pu se démarquer à la fois de l’enfance et du monde des adultes, au lieu de perpétuer les schémas sociaux traditionnels. La première étude sur cette tranche d’âge a été faite aux Etats-Unis, au début du XXe siècle. On parlait à l’époque de “crise d’adolescence” pour stigmatiser la mise en cause par les jeunes des traditions, de l’autorité parentale, des institutions sociales… Dans les années 1960, ce phénomène s’est cristallisé sous un slogan : “Tuer le père”.
Dans son ouvrage, Hélène Deltombe nous montre qu’aujourd’hui l’adolescence ne se caractérise plus par la révolte contre l’autorité paternelle, “car il s’agit de plus en plus souvent d’une société sans pères”. Au lieu de se référer aux générations précédentes, les adolescents préfèrent se conformer à leurs semblables par des mécanismes d’identification réciproque. Mutisme, isolement, suicide, boulimie-anorexie, addiction, violence, mode vestimentaire, piercing, tatouage… Tous ces symptômes sont des phénomènes de rupture avec la société, dans un processus de marginalisation.
L’adolescent se range volontiers sous une étiquette à laquelle il se réduit. Il se reconnaît comme appartenant à un groupe, ce qui le dispense d’être un individu. Comment créer des liens avec un être qui n’attend de solutions que de ses pairs ? Ce livre relate le cas d’adolescents qui, lors de leur rencontre avec un psychanalyste, s’interrogent sur leur existence en acceptant de prendre leurs symptômes comme des questions à résoudre.
Ainsi, Laurent, 15 ans, clouté des pieds à la tête, qui sème la terreur avec la bande de garçons à laquelle il appartient. Sur injonction du directeur du collège, ses parents viennent consulter l’analyste, sans y croire. Leur fils n’accepte aucune contrainte ni reproche. Il insulte, menace, frappe. Lors de sa première rencontre avec l’analyste, Laurent est prostré, fermé, tête baissée. Il s’attend à être jugé, condamné. Il découvre que l’ordre du jour, ce n’est pas sa violence, mais sa souffrance. Derrière le défi, la révolte, la volonté de destruction, se dévoile peu à peu un désespoir intense dû à son histoire. Un grand-père raciste, qui n’a jamais accepté que son petit-fils soit né d’un père algérien et lui a inculqué la haine de l’autre, à commencer par la haine de soi.
INFLÉCHIR SON DESTIN
Roxane, elle, souffre d’incontinence. Ses parents attribuent ce symptôme à une phobie des insectes contractée à 4 ans lors d’un voyage en Tunisie, son pays d’origine. Pendant les séances d’analyse, l’adolescente va découvrir la signification de son incontinence, en tirant au clair le conflit qui la déchire : son frère l’a prévenue qu’elle devrait mettre un voile pour sortir dès qu’elle serait pubère, même si l’école le lui interdit. C’est la loi du grand frère contre les lois de la République. Mais l’adolescente veut faire des études. Elle se sent entravée. Son analyse lui donnera la force nécessaire pour infléchir son destin selon son désir.
“Le rôle d’un symptôme est de faire entendre une souffrance intime. Et devenir adulte suppose de résoudre ses symptômes pour assumer pleinement le statut de sujet, n’être plus l’objet des circonstances, des événements ou des décisions d’autrui”, écrit Hélène Deltombe. L’adolescence peut devenir “une période pleine de promesses cueillies au coeur même du désespoir et de ce qui faisait énigme”.
Florence Beaugé
Article paru dans l’édition du 31.12.10
© Le Monde.fr |
“Les Enjeux de l’adolescence”, Hélène Deltombe, Editions Michèle, coll. “Je est un autre”, 218 p., 19 €